L’Eglise catholique répond à ses détracteurs : «Le problème, ce n’est pas l’Église, mais les hommes et les femmes politiques… Ils parlent de paix avec ruse…leur dieu c’est leur ventre»
En Europe, les années d’après-guerre, furent des années difficiles de reconstruction au cours desquelles se sont posées des questions sur le sens de la vie, sur le « pourquoi » des choses, et sur la meilleure façon de préparer l’avenir pour le soustraire de l’inhumanité et des affres du passé. Prêtres catholiques.
Dans ce contexte également difficile pour l’Église, tant son message avait semblé se diluer dans la vague de violence qui avait secoué l’Europe, il apparaissait nécessaire de se remobiliser afin de contribuer à trouver les moyens de renouveler non seulement l’intelligence de la foi chrétienne mais aussi de susciter l’engagement de témoins lucides et conscients de leur rôle de chrétiens dans le monde en faveur de la paix.
C’est ainsi qu’on peut rappeler le rôle qu’avait joué Robert Schuman, l’un des pères fondateurs de l’Europe, dont la cause de canonisation est aujourd’hui introduite. Aussi, ce que les catholiques ont su faire ailleurs, comme dans les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, « ne peut susciter en eux aucun complexe d’infériorité en regard d’autres propositions dont l’histoire récente a montré la faiblesse ou l’échec radical » (Congrégation pour la doctrine de la Foi).
Face à une société ivoirienne à l’équilibre fragile depuis de nombreuses années et dont les signes de détresse sont perceptibles dans de diverses formes d’inhumanité – marginalisation des pauvres, affrontements meurtriers autour des terres, tribalisation du discours politique, cherté de la vie quotidienne, corruption endémique, etc.– il était devenu insupportable aux chrétiens et aux hommes de bonne volonté, ainsi qu’aux artisans de paix, que la hiérarchie de l’Église catholique en Côte d’Ivoire ne prononce pas une parole d’espérance et de prise de conscience en faveur de la paix et de la justice, surtout autour de l’organisation des échéances électorales à venir. Avec leur message d’Agboville, au mois de juin 2019, ils en avaient déjà donné un avant-goût. Depuis le dimanche 19 janvier 2020, « tout est accompli », c’est fait, avec une note assez particulière, qui en fait un message prophétique.
DE L’ACTION PROPHÉTIQUE
Comme tous les messages prophétiques, non pas au sens de prédire le malheur, mais dans le sens de dire ce qu’il y a à faire pour éviter le malheur, celui issu de la 114e Assemblée des évêques catholiques de Côte d’Ivoire semble créer de l’agitation dans le milieu politique, les uns pour se l’approprier comme un coup de main inespéré, les autres pour le pourfendre comme relevant d’une immixtion intolérable de l’Église dans la politique.
C’est en réalité une polémique à laquelle l’Église, auteur du message en question, ne voudrait nullement participer. Parce que, et il faut que tout le monde l’entende de cette oreille, « ce qui est dit est dit ». Non pas dans le sens pour l’Eglise, de vouloir devenir objet de division, comme les oiseaux de mauvaise augure l’affirment, mais bien pour participer à une prise de conscience et à des actions qui doivent nous éviter de tomber dans les travers de notre douloureux passé récent.
Tirer les leçons d’un tel passé, dont certains ont encore du mal à se relever, par une contribution sans ambigüité, comme celle que proposent les évêques de Côte d’Ivoire, indique tout simplement leur haute idée du vivre-ensemble, de la justice, de l’expression démocratique et de la paix.
Il ne s’agit donc pas d’un discours construit sur des préjugés et sur des arrière-pensées qui, il faut le dire, relève plutôt des habitudes d’un milieu politique africain (celui d’hier et d’aujourd’hui et probablement celui de demain) abonné aux discours trompeurs et oiseux et qui s’offusque chaque fois, et de façon honteuse, des interpellations d’hommes et de femmes lucides, qui en appellent juste au bon sens et aux valeurs d’humanité dans la façon d’organiser notre vivre-ensemble.
Face aux orientations ambigües et aux positions contestables d’hommes et de femmes politiques par rapport aux valeurs qui doivent soutenir notre vivre-ensemble, il était devenu impossible à l’Église de ne pas tirer la sonnette d’alarme. Au nom de quoi en effet, dans un pays de plus de vingt millions d’habitants, un groupe d’hommes et de femmes politiques, peut décider de ce qui est bon pour nous tous, du point de vue de l’expression démocratique, alors que nous savons ce que de telles postures nous ont déjà causé comme souffrance dans le passé ?
Pourquoi devrait-on attendre que tout explose avant que quelques-uns, y compris l’Église, ne relèvent la tête pour en appeler à la sagesse ? Et à cet effet, la comparaison que les évêques établissent entre l’expression démocratique qui est en réalité un jeu et le sport, est divinement inspirée. Est-ce forcément une immixtion de l’Église dans la politique ?
DE L’ÉGLISE ET DE LA POLITIQUE
L’inculture religieuse et catholique de bien de personnes, apparemment pieuses et intelligentes, les fait réduire l’Église au confinement dans le service du sacré. C’est vrai en partie, non en totalité. Parce que la foi chrétienne n’est pas que conscientisation de l’Amour de Dieu et expression cultuelle. Elle suppose également une réponse existentielle, c’est-à-dire une certaine façon d’être au monde à laquelle répondent des valeurs, des comportements et des choix objectifs vers un accomplissement.
Comme l’affirme Jean XXIII, « si le rôle de l’Eglise est avant tout de sanctifier les âmes et de les faire participer aux biens célestes, elle s’intéresse cependant aussi aux besoins quotidiens des hommes, à leur subsistance, à leurs conditions de vie, et même à leur bien-être et à leur prospérité, sous toutes les formes qu’ils prennent au cours du temps » (Mater et Magistra, § 3) L’Église ne cherche pas à prendre les rênes du pouvoir pour instaurer la société idéale. Telle n’est pas sa mission. Telle n’est pas sa compétence.
Cependant, l’Évangile qu’elle annonce est une Bonne Nouvelle d’espérance qui s’adresse à tout homme, elle se doit de ne pas déserter l’espace du débat politique dans des systèmes aussi douloureux que ceux du continent noir et ce, tout en préservant sa liberté et sans s’identifier ni se réduire à une quelconque organisation politique. Sinon, le risque serait de renoncer à sa mission au service de l’homme africain dont le cri de souffrance fut jadis dénoncé par Jean-Marc ELA.
Ce que d’aucuns peuvent qualifier d’immixtion injustifiée de l’Église dans le débat politique en Afrique est rendu nécessaire dans certains cas, dans la mesure où l’expérience prouve que, laissée à elle-même, la politique peut malheureusement devenir un instrument de déshumanisation aux mains d’une minorité. Sans se mettre dans une posture de récupération idéologique de l’Évangile, l’Église a ainsi le devoir d’annoncer la libération gratuitement offerte à l’homme par le Christ avec grande générosité.
L’Église n’a pas de rôle politique à jouer et elle n’y aspire point. Parce que de toutes les interprétations qui ont été faites des Évangiles, Jésus n’a désiré aucun pouvoir terrestre. Il a refusé de se faire roi à la façon du monde, mais il ne s’est jamais désintéressé de la secrète vérité de l’homme qui est l’accomplissement et l’éternité.
C’est ce désir d’accomplissement humain et d’éternité en Dieu que Jésus est venu combler par son mystère. La Bonne nouvelle du salut apporté et gratuitement offert par le Christ, et dont l’Église est le témoin authentique, est donc destinée à tous les hommes, pour qu’ils aient la vie et qu’ils l’aient en abondance (Jean 10, 10).
S’il est donc clair que l’Église ne recherche aucun pouvoir terrestre, il est à noter, cependant, qu’il est de son rôle de susciter et d’accompagner des témoins de l’Évangile dont l’action, menée dans le sens d’une réponse à l’appel du Christ, est destinée à renouveler notre société comme une anticipation du Royaume de Dieu à venir. Car, et Olivier Clément a parfaitement raison, « seuls les hommes ivres de Dieu, qui veulent consumer l’histoire dans l’éternité, fécondent les civilisations. L’histoire est renouvelée par ceux qui la dépassent».
L’Eglise est de ce fait dans son rôle lorsqu’elle annonce la paix parce qu’elle est fondée elle-même sur le mystère du Prince de la Paix. L’Eglise est aussi dans son rôle lorsqu’elle encourage les hommes de bonne volonté et les artisans de paix à ne pas baisser les bras face aux forces contraires. Mais elle est également dans son rôle lorsqu’elle travaille à réveiller les consciences endormies par la peur et la fatalité pour faire face, dans certains cas, à ce qui se présente ni plus ni moins comme une confiscation de la dignité humaine.
Si l’Église a pour mission d’ »annoncer » la Bonne Nouvelle, comme son Maître, elle ne peut pas ne pas « dénoncer » lorsque cela s’avère nécessaire, dans le seul but de protéger la dignité humaine, comme son Maître l’aurait fait. Autrement dit, la « dénonciation » se trouve en parfaite cohérence avec « l’annonce ». Le problème, ce n’est donc pas l’Église, mais la façon dont les hommes et les femmes politiques de notre pays font la politique.
Du bradage de la politique en Côte d’Ivoire. De plus en plus d’indicateurs, au moins les discours rapportés et assumés, et analysés en les rapportant à plusieurs contextes, indiquent qu’il est très probable qu’avec les femmes et les hommes politiques, les populations ivoiriennes n’aient pas les mêmes intérêts, les mêmes valeurs et les mêmes rêves ! Eux rêvent de gloire, de pouvoir et d’argent. Ils parlent de paix avec ruse et arrière-pensée, car leur cœur veut la guerre, et leur dieu c’est leur ventre.
Les populations, elles, rêvent de paix partagée, d’une justice « juste » pour les pauvres et les faibles, d’une fraternité agissante, d’une réconciliation inclusive, en un mot de dignité humaine, c’est-à-dire de la promotion de « l’ensemble des conditions de vie sociale qui permettent aux hommes, aux familles et aux groupements de s’accomplir plus complètement et plus facilement » (Gaudium et Spes, 74, § 1).
En réalité, en observant la scène politique en Côte d’Ivoire, nous avons la même obsession que l’économiste français Jacques Généreux et celle-ci tourne comme lui autour d’une énigme : « pourquoi et comment, aussi intelligents et puissants que nous soyons, pouvons-nous, seuls ou collectivement, décider le pire plutôt que le meilleur » (Généreux, 2011, 9), au point où le cynisme a réussi à faire de nous des êtres dissociés, et à nous faire basculer dans ce que l’auteur appelle l’inhumanité de « dissociétés » peuplées d’individus dressés les uns contre les autres ?
Finalement, beaucoup de citoyens, de plus en plus critiques, se posent la question de savoir sur la base de quelles valeurs doivent-ils encore faire confiance aux femmes et hommes politiques de notre pays ? Que peuvent-ils encore offrir de rassurant quant à leur capacité à nous sortir de la haine, de la violence verbale, de la défiance des institutions et de l’exclusion ? Pour diriger les hommes, c’est-à-dire pour les aider sur le chemin de l’humanisation, il faut être porteur de valeurs qui les dépassent. Si tout le monde se nourrit à la source de la haine, des menaces, de la rancune, de la corruption et des détournements des deniers publics, on ne peut aller que vers le chaos.
Politiquement, la haine des concurrents qui se propage en Afrique en haine entre les électeurs des concurrents est un non-sens et apparaît comme une vraie bêtise que les démocraties modernes africaines ont adoptée comme mode de fonctionnement et qui, malheureusement, délégitime la démocratie en Afrique. Il faut noter ici que bien que constituant une dimension importante des démocraties modernes, les élections n’ont pas toujours été au cœur du processus démocratique comme ça l’est aujourd’hui. Les démocraties modernes les ont intégrées dans leur mode d’expression pour plus de transparence dans le choix des gouvernants, pour échapper aux incertitudes liées aux tirages au sort, entre autres.
La démocratie ne peut donc pas constituer un problème en elle-même, comme on voudrait nous le faire croire. Ce type de comportement, qui consiste à vouloir s’imposer aux électeurs par la haine des concurrents, par les intrigues de hautes portées diaboliques, rassure sur une chose : beaucoup de femmes et d’hommes politiques recherchent dans la politique un avantage personnel qui n’est possible, de leur point de vue, qu’en transformant la politique en un lieu de haine, d’intrigues et d’exclusion. Sinon, il devient impossible pour les citoyens de croire que vouloir servir les autres dans l’action politique puisse déclencher autant de haine et d’intrigues.
Pour que la politique ne soit pas fatalement un espace de haine, d’exclusion et de valeurs fluctuantes comme les valeurs boursières, il devient urgent que nous nous mobilisions tous pour contribuer à aseptiser le monde politique dans notre pays de sa ruse, de ses arrière-pensées, de sa défiance à la justice « juste » et à la paix, de sa haine, de sa vengeance, de sa violence verbale et physique.
C’est dans ce sens et uniquement dans celui-ci que, comme l’affirme Schillebeecx, « les Églises ont le droit de parler, sur la base de la conviction de foi que l’idée religieuse du salut qu’elles prétendent apporter implique aussi l’abolition des aliénations sociales et politiques.
Les Églises doivent être prêtes, en tout temps, à faire le procès (modeste mais hardi) de l’injustice et être préoccupées de promouvoir, dans le monde entier, le sens de la solidarité et de la responsabilité sociale » (Schillebeecx, 1988, 89). Voici qui résume le sens de la contribution des évêques de Côte d’Ivoire pour que les hommes et femmes politiques nous évitent la guerre.
Quant au fait de considérer que les évêques de Côte d’Ivoire soutiennent l’opposition politique ivoirienne, c’est un jeu de communication et de déni de vérité auxquels l’Église est habituée depuis toujours. Tous les partis politiques qui se sont succédé à la tête de notre pays, ont chaque fois prétendu que les messages de l’Église en faveur de la paix, étaient trop favorables à l’opposition politique.
Et comme tous les grands partis politiques de Côte d’Ivoire ont déjà été dans l’opposition, on arrive fatalement à la conclusion que toute la classe politique ivoirienne s’est toujours réjoui (selon la posture du moment) des messages de l’Église, sans que cette dernière ne les ait écrits pour l’opposition politique en particulier, ni même contre le parti au pouvoir, mais parce qu’il était de son devoir de le faire, comme Mère et comme Éducatrice.
CHRISTUS VINCIT
Groupe de Réflexion des Prêtres Catholiques
sur la Démocratie et la Paix en Côte d’Ivoire