Marchés publics/ Projets C2D-Justice : Le Coordonnateur sous le poids d’un conflit d’intérêts
Un rapport d’audit financier réalisé par le cabinet KPMG sur la période 2016 dans le cadre du projet C2D-justice n’a pas du tout été tendre avec le coordonnateur de l’unité de coordination dudit projet. Ce dernier est accusé d’être impliqué dans un conflit d’intérêts lors de l’attribution d’un marché d’infrastructures à un consortium. Retour sur un marché public scandaleux.
Présentation du projet-C2D Justice
Signé entre la France et la Côte d’Ivoire, le Contrat de désendettement et de développement (C2D) ivoirien a été doté d’un montant de 1900 milliards de franc CFA. La justice, l’un des axes prioritaires du C2D, bénéficie, dans le cadre du Projet-C2D Justice, d’une enveloppe d’environ 50 milliards FCFA pour la construction d’infrastructures judiciaires et pénitentiaires nouvelles et la construction d’infirmeries dans cinq maisons d’arrêt existantes. Il s’agit de la construction de la maison d’arrêt de Guiglo, des infirmeries dans les maisons d’arrêt de Dabou, Tiassalé, Adzopé, Touba et Oumé et la construction du tribunal de première instance de Port-Bouët, des cours d’appel de Daloa et de Korhogo, de l’Institut de formation judiciaire de Yamoussoukro, du centre de formation continue de l’Infj à Abidjan et des services sociaux éducatifs auprès des tribunaux de Yopougon, Man, Abidjan-Plateau, Bouaké. Pour la réalisation de ces projets, différentes structures interviennent. On peut citer l’Agence française de développement (AFD), le partenaire technique qui accompagne la Côte d’Ivoire, au titre de l’État français, le Secrétariat technique du C2D, l’organe de coordination national du C2D qui travaille en étroite collaboration avec l’AFD et l’ensemble des parties prenantes. Il y a ensuite les ministères techniques qui ont la pleine responsabilité de la mise en œuvre des projets à travers les Unités de coordination des projets (UCP) et les Cellules de suivi des projets (CSP), les Directions des affaires administratives et financières des ministères qui engagent, en tant qu’ordonnatrices déléguées, les dépenses du budget relatif aux programmes du C2D en liaison avec les Unités de coordination des projets et les Cellules de suivi des projets, la cellule C2D de la Direction des marchés publics, créée au sein de la DMP en vue de la conduite diligente des processus de passation des marchés du C2D, bref. Toute une batterie de dispositions pour s’assurer que les biens et prestations requis pour le projet, et qui doivent être financés par le C2D, sont acquis conformément au code des Marchés publics en Côte d’Ivoire. C’est ainsi que dans le cadre de la réalisation de ces projets, l’Unité de coordination du projet C2D-Justice va procéder au recrutement de cabinets pour la maitrise d’œuvre des travaux (études architecturales, techniques, suivi et contrôle de travaux) de construction des infrastructures judiciaires et pénitentiaires en Côte d’Ivoire.
Le recrutement de cabinets par l’Ucp C2D-Justice
En vue de construire les infrastructures judiciaires et pénitentiaires, Assemien Assemien Bruno, recruté quelques mois plutôt, soit le 17 juin 2015 par le ministère de la Justice, des Droits de l’Homme et des Libertés publiques en tant que coordonnateur du projet C2D-Justice, va organiser le 12 août 2015, un avis à manifestation d’intérêt pour le recrutement de cabinets pour la maitrise d’œuvre des travaux (études architecturales, techniques, suivi et contrôle de travaux) de construction des infrastructures judiciaires et pénitentiaires en Côte d’Ivoire. A l’issue de cet avis à manifestation d’intérêt, cinq groupements d’entreprises ont été sélectionnés sur une liste restreinte. Il s’agit d’ATAUB/CICOPCI/YGREC INGENIERIE, INGEROP/ARCHI5 PROD/ ETECO/CaTD, POLITENCIA/PLANARCH Srl/PHOENIX Consultant, BIO ARCHITECTES/SCAU/TRACTEBEL, PATRIARCHE & CO/ SKY ARCHITECTES/R2M/ARTELIA. Cette liste restreinte va obtenir l’avis de non objection de l’AFD le 2 octobre 2015. Une demande de propositions n° DP 001/UCP C2D/2015 sera par la suite envoyée aux groupements d’entreprises sélectionnées. Et à la séance d’ouverture des plis qui s’est tenue le 16 févier 2016, seuls les groupements ATAUB/CICOPCI/YGREC INGENIERIE, INGEROP/ARCHI5 PROD/ETECO/CaTD sur les cinq ont soumissionné pour les deux lots : le lot 1 relatif à la maitrise de la maison d’arrêt de Guiglo, des infirmeries dans les maisons d’arrêt de Dabou, Tiassalé, Adzopé, Touba et Oumé ; et le lot 2 relatif à la maitrise des travaux du tribunal de première instance de Port-Bouët, des cours d’appel de Daloa et de Korhogo, de l’Institut de formation judiciaire de Yamoussoukro, du centre de formation continue de l’Infj à Abidjan et des services sociaux éducatifs auprès des tribunaux de Yopougon, Man, Abidjan-Plateau, Bouaké. Le 21 mars 2016, au terme de la séance de jugement des offres techniques, le groupement ATAUB/ CICOPCI/YGREC INGENIERIE est retenu par la Commission d’ouverture des plis et de jugement des offres pour l’ouverture de ses propositions financières. Et le 31 mars, l’autorité contractante notifie au groupement INGEROP/ARCHI5 PROD/ ETECO/CaTD le rejet de sa proposition. Suite à cette notification, ce groupement saisi d’abord l’Autorité nationale de régulation des Marchés publics le 4 avril d’un recours à l’effet de contester les résultats de l’appel d’offres. Puis le 11 avril, il exerce un recours gracieux auprès de l’UCP C2D-Justice. Ce recours sera rejeté par l’autorité contractante par courrier en date du 12 avril. Le 20 avril, ce groupement introduit un recours non juridictionnel auprès de l’Anrmp à l’effet de contester les résultats de cet appel d’offres remporté par ATAUB/CICOPCI/YGREC INGENIERIE. Mais le président de l’Anrmp, dans sa décision n°016/2016/ANRMP/CRS rendu le 24 mai 2016, va déclarer ce recours irrecevable pour avoir été exercé hors délai.
De graves irrégularités constatées dans l’attribution du marché d’infrastructures
Si le groupement d’entreprises adjudicataire du marché a pu s’en tirer à bon compte suite aux recours exercés par son concurrent en vue de contester les résultats de cet appel d’offres, les choses seront différentes à l’issue de l’audit financier réalisé par le cabinet KPMG en 2016. Le rapport provisoire de cet audit dont « L’Eléphant Déchaîné » a pu obtenir une copie est assez accablant pour Assemien Assemien Bruno, coordonnateur du projet C2D-Justice. Les problèmes relevés par le cabinet KPMG dans son rapport provisoire se résument ainsi : « Irrégularités de nature frauduleuses dans l’attribution du marché au groupement ATAUB/CARET/ETIC/CICOPCI/YGREC INGENIERIE. (Le coordonnateur de l’UCP est actionnaire dans l’une des entreprises du consortium, à savoir CARET). Actes de corruption commis par le groupement ATAUB/CARET/ETIC/CICOPCI/YGREC INGENIERIE pour l’attribution du marché. Violation par le groupement ATAUB/CARET/ETIC/CICOPCI/YGREC INGENIERIE de sa déclaration d’intégrité, d’éligibilité et d’engagement environnemental et social. » Donnant des détails sur la constatation faite lors de son audit, le cabinet écrit : « Il convient d’emblée de noter que le groupement adjudicataire du marché était initialement composé de 3 entreprises à savoir ATAUB, CICOPCI et YGREC INGENIERIE. A l’issue de l’évaluation des manifestations d’intérêt en date du 12 août 2015, c’est ce groupement de trois entreprises ATAUB/CICOPCI/YGREC INGENIERIE qui a été retenu sur la liste restreinte des lot1et lot 2 avec bien entendu d’autres groupements concurrents(…) A cette étape de la procédure relative à la constitution de la liste restreinte, l’entreprise CARET ne faisait donc pas encore partie du groupement ayant pour mandataire l’entreprise ATAUB. Le 1er décembre 2015, le coordonnateur de l’UCP est le seul à être en contact avec les groupements retenus sur la liste restreinte, les invite par courriel à soumettre leurs propositions techniques et financières avec pour lieu de dépôt des offres l’INFJ et pour date limite de dépôt le 2 février 2016. Par la suite, le coordonnateur transmet aux différents soumissionnaires deux additifs dont le premier porte sur un changement du lieu de dépôt qui sera désormais le siège de l’UCP et une prorogation de la date limite de dépôt qui passe du 16 février 2016. Ces changements n’ont pas été motivés et nous n’avons pas reçu de demande formelle de prorogation de délai de la part d’un des soumissionnaires(…) A l’ouverture des propositions techniques, on constate que le groupement ATAUB s’est associé deux autres entreprises dont CARET et le groupement devient alors ATAUB/CARET/ETIC/CICOPCI/YGREC INGENIERIE. A ce stade, il convient de noter que nos investigations montrent que le coordonnateur de l’UCP est un actionnaire de l’entreprise CARET et il y a occupé la fonction de directeur associé avant sa prise de fonction le 17 juin 2015 comme coordonnateur de l’UCP-C2D Justice. » Face à ce constat accablant contre Assemien Assemien Bruno, le cabinet conclut : « Les faits relatés ci avant illustrent des conflits d’intérêts majeurs qui à notre avis, ont entachés la régularité du processus de sélection. Cette situation contrevient aux dispositions réglementaires suivantes : les articles 183 et 184 du code des Marchés publics parce que le coordonnateur avait des intérêts de nature à compromettre son indépendance vis-à-vis du groupement ATAUB/CARET/ETIC/CICOPCI/YGREC INGENIERIE soumis à son contrôle sans qu’il ne se soit désisté(…). Les articles 38, 52 et 53 de l’ordonnance 2013-660 du 20 septembre 2013 relative à la prévention contre la corruption et les infractions assimilées…Au regard de ce qui précède, nous jugeons ce marché de 3 milliards FCFA non conforme aux règles du C2D, et les soupçons de collusion nécessitent des mesures. Au titre des mesures conservatoires, nous recommandons la résiliation du contrat et une vigilance accrue lors de l’attribution des marchés d’infrastructures à venir dont le budget estimé est de 35 milliards FCFA. »
Le Coordonnateur et le groupement d’entreprises jusque-là pas inquiétés
Pour se faire une idée nette des constats accablants révélés par le cabinet KPMG dans son rapport d’audit provisoire, le pachyderme s’est rendu au tribunal d’Abidjan-Plateau pour avoir une copie du registre de commerce de l’entreprise CARET et savoir les dirigeants de celle-ci. Après avoir obtenu une copie du registre de commerce de CARET, « L’Eléphant Déchainé » a pu se rendre que Assemien Assemien Bruno, coordonnateur du projet-C2D Justice est bel et bien un des associés de cette entreprise (voir Fac-similé). Mieux, suite à des recherches effectuées sur internet, le quadrupède a fait une découverte intéressante. Sur le site « Linked in », celui, dans la présentation de son expérience professionnelle écrit avoir été architecte consultant à CARET de 2012 à mai 2015 et directeur associé de ladite entreprise de mai 2013 à mai 2015. S’étant aperçu que son profil a été visité, il a d’abord modifié ces premières informations sur ce site en prenant le soin de ne plus mentionner aucun lien avec CARET au sujet de son expérience. Mais quelques jours après, ce dernier a complètement supprimé son compte sur ce site. A-t-il voulu effacer tout lien avec l’entreprise CARET ? Difficile pour « L’Eléphant » de répondre à cette question. Joint au téléphone par « L’Eléphant » le 4 juillet 2018, Assemien Assemien Bruno a nié tout lien avec l’entreprise CARET. « Ecoutez, vous êtes un journaliste professionnel, ce que je peux vous dire, c’est qu’il faut vous rapprocher de l’Autorité nationale de régulation des Marchés publics. Ils ont tous les dossiers là-bas, ils ont rendu un jugement. Vous aurez toutes les informations là-bas. Parce que moi, sur ce point-là, tout ce que je peux vous dire c’est que je ne suis pas associé à Caret. Vous allez là-bas, ils ont tous les documents, il y a eu des audits qui ont été faits. Donc, on n’a rien à se reprocher. Mais vous allez à l’Anrmp, vous êtes un journaliste professionnel, vous allez avoir toutes les informations », a-t-il conseillé. Contacté également depuis la France, au sujet de ces irrégularités constatées dans l’attribution de ce marché, l’un des dirigeants de la société française l’Atelier d’architecture et d’urbanisme de la Bretèque (ATAUB), a estimé que leur concurrent INGEROP est un mauvais perdant et que l’administration a correctement fait son travail. « Monsieur, c’est connu, c’est une très vieille histoire ça. Vous savez, en deux mots, je vais vous dire que nous avons été inquiétés par un concurrent qui est du groupe INGEROP qui a fait un recours. Le recours a été suivi par l’administration jusqu’à son terme. Il a été déclaré sans objet parce que ce n’était pas dans la même temporalité. Ça n’a rien à voir. Des gens ressortent de vieilles organisations qui n’existent plus qui n’ont pas la même temporalité que notre projet. Vous voyez ce que je veux dire ? C’est une attitude de mauvais perdant. Vous savez, nous, en deux mots monsieur, ça fait plus de 30 ans qu’on est en Afrique. Notre fondateur, je le remercie, il est décédé, il a eu l’idée de me faire travailler en Afrique. Je peux vous assurer que nous y sommes encore depuis 30 ans, c’est que nous sommes des gens très sérieux. On n’a jamais eu le moindre problème. Les gens d’INGEROP nous ont inquiétés en sortant de vieilles histoires de vieilles organisations, qui n’ont rien à voir en termes de temporalité par rapport à notre projet. Si vous allez à l’Autorité nationale de régulation des Marchés publics, vous verrez qu’il y a eu l’instruction, puisqu’il a eu un recours d’INGEROP concernant ce marché. Ce recours a été mené jusqu’à son terme et il a été déclaré sans suite parce que ce n’était pas fondé. Il n’y a absolument pas d’irrégularités. Je peux vous assurer que les services de l’administration ivoirienne ont fait leur job… Aujourd’hui, je peux vous assurer que ce recours est sans suite et sans objet…Mais franchement, notre offre était exemplaire, elle a été faite en toute transparence, en toute honnêteté et en toute intégrité », s’est-il défendu.
Pourquoi ce silence de l’AFD, du Secrétariat technique-C2D et la direction des Marchés publics ?
Selon les informations dont dispose « L’Eléphant » sur cette affaire, le cabinet KPMG, au regard de la gravité des irrégularités constatées lors de l’audit a directement transmis son rapport provisoire au Secrétariat technique du C2D et à l’AFD, le bailleur de fonds. Et lors de la restitution du rapport définitif par le cabinet KPMG qui s’est faite, selon la source du quadrupède, en présence des représentants du Secrétariat technique du C2D, de l’AFD et la direction des Marchés publics, l’AFD a défendu le rapport, toiletté des parties accablantes contre l’UCP C2D-Justice. Contacté le 3 juillet 2018 par « L’Eléphant », monsieur Sangaré, le responsable des Marchés, au secrétariat technique-C2D, a confirmé cela. « Concernant le dossier Caret, nous, à notre niveau, puisqu’il y a des audits annuels que nous menons, les rapports d’audit annuel que nous avons reçus, on n’a pas eu mention des irrégularités sur ce marché. Si peut-être vos enquêtes arrivent à révéler quelque chose, je suis toujours disponible. Le C2D s’inscrit dans une optique de bonne gouvernance », a-t-il affirmé. Cependant, selon la même source, des irrégularités constatées avec l’entreprise Brafond M.M, appartenant à une dame qui a obtenu et le marché d’entretien des locaux du siège de l’UCP C2D-Justice et des prestations hôtelières à l’INFJ ont connu un sort différent. En effet, au cours d’un contrôle, les auditeurs ont pu se rendre compte que le registre de commerce de l’opératrice n’avait rien à voir avec l’activité de prestations hôtelières. Celle-ci détenait un faux registre de commerce et une fausse attestation de régularité fiscale. Le contrat de cette dernière a été finalement résilié. On se demande bien pourquoi ce consortium, malgré toutes ces irrégularités constatées dans l’attribution de ce marché d’infrastructures, demeure intouchable malgré le rapport d’audit du cabinet KPMG expurgé des points accablants? L’ANRMP désormais informée des irrégularités qui ont entaché l’attribution de ce marché, on ose croire qu’elle prendra des mesures vigoureuses et exemplaires face aux auteurs de cette fraude.
NOËL KONAN, in L’ELEPHANT DECHAINE 608