Honorat de Yédagne, ex-DG de Fraternité Matin: «Le plus grand corrupteur en Côte d’Ivoire, c’est la présidence»
« Le plus grand corrupteur en Côte d’Ivoire, c’est la présidence »
Nous sommes un pays en quête de démocratie. Nous ne sommes pas encore parvenus à ce que le Sénégal et le Bénin ont réussi, faire des élections transparentes aux normes internationales et avoir un chef d’Etat doté d’une légitimité incontestable. La Côte d’Ivoire, économiquement par son histoire, mérite une démocratie parce qu’elle a un rôle à jouer en Afrique. Tant que nous n’avons pas réglé nos problèmes de démocratie, nous ne pouvons pas penser le développement.
Nous passons tout notre temps à nous «machetter», à nous entre-tuer, à nous faire la guerre pour être ou demeurer au pouvoir. Ce sont des questions primaires que la Côte d’Ivoire devrait dépasser pour passer à autre chose. Nous devons penser développement, penser l’Afrique, conquérir économiquement le Burkina. Aujourd’hui, c’est le Burkina Faso qui nous conquiert, nous devons conquérir économiquement la Guinée parce que ce sont des pays qui sont en retard du point de vue économique, alors que nous avons formé des cadres. Aujourd’hui, de nombreux Ivoiriens envoient leurs enfants à l’étranger. Pourquoi ?
Tant que nous ne sommes pas arrivés à la démocratie, les entreprises ivoiriennes n’ont en face d’elles que des presses partisanes. Le seul journal où ils sont prêts à aller mettre leur argent, est Fraternité matin. Cela les rassure. Si Alassane Ouattara regarde que le groupe NSIA, par exemple, a pris de la publicité dans Fraternité Matin, il ne va jamais accuser cette entreprise d’être à la solde de l’opposition. Et ainsi de suite.
« Il faut qu’on sorte de ce système. Si nous avons la démocratie, vous allez voir que la presse va se préoccuper d’avoir une légitimité sociale »
Honorat de Yédagne, 60 ans, casse la baraque. Invité à un panel, à l’occasion des 15 ans de L’Intelligent d’Abidjan d’Assé Alafé, le 7 septembre 2018, l’ex-directeur général de Fraternité Matin a déclaré que : « Le plus grand corrupteur en Côte d’Ivoire, c’est la présidence ». Larges extraits de sa déclaration fracassante.
J’ai été nommé Directeur général de Fraternité matin par hasard. Six mois avant ma nomination, Frat Mat ne me payait pas. J’étais en train de m’exiler en France où je me trouvais pour terminer un DESS en gestion de la politique économique. Il y a un ami, Franck Anderson Kouassi, qui arrive, qui m’appelle et dit qu’on cherche un directeur général à Fraternité matin. Cela pourra-t-il intéresser ? Je lui dis que cela m’intéresse. Il décide de me mettre en contact avec le directeur de cabinet (du ministre de la Communication). Je fais cours quelques temps puis je rentre à Abidjan, pour être DG de Fraternité matin.
J’arrive et je trouve que Fraternité Matin (progouvernemental) est le 7ème journal de Côte d’Ivoire et Le Patriote (proche du RDR), le premier journal. Je trouvais cela anormal pour une entreprise publique. Cela voulait dire qu’au km2, on avait tous les grands journalistes de Côte d’Ivoire, et on occupait le 7ème rang. La première décision que j’ai prise contre l’avis du ministre, contre l’avis de mon conseil d’administration, c’était de licencier 280 personnes en 10 jours. J’ai pris le risque de le faire, il n’y avait même pas un seul policier présent pour me surveiller.
« je n’ai jamais écrit un édito pour flatter le chef de l’Etat qui m’a nommé » (Honorat de Yédagne)
J’ai pris fonction le 5 février 2002. Le 15 février 2002, les 280 personnes ont été licenciées. J’ai pris la décision de dire aux lecteurs que pour le prix qu’ils ont à payer, il faut que je fasse un journal qui ressemble à la Côte d’Ivoire. J’ai changé la ligne éditoriale du journal sans consulter le conseil d’administration. Fraternité Matin est devenu un journal « ni neutre ni partisan ». En deux mois, nous sommes devenus le premier journal de Côte d’Ivoire. J’ai dirigé Fraternité matin pendant cinq ans, je n’ai jamais regardé un article avant parution, je n’ai jamais écrit un édito pour flatter le chef de l’Etat qui m’a nommé.
« Il faut libérer la presse écrite »
Mieux, Venance Konan qui est le DG aujourd’hui, c’est moi qui suis allé le chercher. Personne ne voulait de lui à l’assemblée nationale. Je suis allé voir Mamadou Koulibaly (alors président de l’assemblée nationale) à son domicile, pour lui dire : « Je veux que ma ligne éditoriale soit plurielle et pluraliste, je veux recruter Venance Konan ». Il est arrivé à Frat Mat et chaque fois qu’il écrivait, j’étais convoqué. Un jour, Gbagbo m’a convoqué, je suis allé et j’ai dit à Gbagbo : « moi j’ai une ligne éditoriale que j’assume pleinement. Si vous ne voulez pas de moi, je m’en vais ». Il ne voulait plus de moi et ils m’ont mis à la porte.
« L’Etat n’a rien à voir dans une presse privée avec une presse écrite. Cà n’est pas cela qui va empêcher les coups d’état, empêcher le braquage électoral »
Mais Frat Mat avait retrouvé ses lustres. Maintenant qu’ils ont changé la ligne éditoriale, Frat Mat est en train de licencier encore 200 personnes. Parce que cela ne marche pas. L’Etat n’a rien à faire dans une presse privée, avec une presse écrite. Parce que ce n’est pas cela qui va empêcher des coups d’Etat, empêcher le braquage électoral. Il faut libérer la presse écrite de la prise en otage par l’Etat.
Quand je suis arrivé dans le journalisme, j’ai été frappé par la misère intellectuelle des journalistes. J’ai donc crée le prix Ebony. Noël X Ebony est le seul journaliste en Côte d’Ivoire à avoir dit merde à Houphouët. Il était journaliste à Fraternité matin. Suite à la parution d’un de ses articles dans Fraternité Matin, il a été admonesté par ce dernier. Il rendit plus tard sa démission.
Parmi ceux qui captent la publicité au niveau de la presse écrite, on compte Fraternité Matin, qui capte entre 80 et 90%. Qu’est-ce que les autres font ? L’Intelligent d’Abidjan fête ses 15 ans, combien de ministres sont venus ? Nous sommes dans un pays où les chefs d’Etat depuis Houphouët ont transformé les ressources économiques en ressources politiques. Le plus grand corrupteur en Côte d’Ivoire, c’est la présidence de la République. Quel que soit le chef de l’Etat. Et la presse internationale en bénéficie.
Il faut qu’on sorte de ce système. Si nous avons la démocratie, vous allez voir que la presse va se préoccuper d’avoir une légitimité sociale.
Propos retranscrits par Prince Beganssou, ivoiresoir.net