Hommages à Bernard B. Dadié, Sylvain Takoué (Ecrivain ivoirien) recadre Tiburce Koffi et bien d’autres pourfendeurs: «Les dieux ont souvent mal, mais ils restent des dieux…»
L’hommage de Sylvain Takoué (Ecrivain ivoirien) à Bernard B. Dadié : « Les dieux ont souvent mal, mais ils restent des dieux… »
Bernard B. Dadié, dans le souvenir lointain que j’ai de lui, pour nous qui étions de petits écoliers des années 70, n’était pas vu, à cette jeune époque, comme cette figure de géant de la littérature ivoirienne et africaine, dont on s’est progressivement rendu compte, nous, en grandissant.
Non, il n’était, pour cet âge d’écoliers et d’histrions, garnements papillonnant allègrement d’une page à l’autre des livres scolaires au programme, qu’un nom vague que nous prononcions, par tradition en classe, quand nous récitions, ou lisions, à haute et intelligible voix parfois tremblotante, ses textes poétiques, lyriques ou prosaïques.
Il était donc un nom, comme bien d’autres prononcés, en fin de lecture, par nous écoliers de la lointaine époque, avec cette mention reconnaissable : D’après Bernard B. Dadié, ou d’après H. Durand, ou d’après Robert Desnos, ou d’après René Marrant, etc.
Puis, nous avons grandi, avec le temps qui est passé comme un long et lent fleuve sous le ciel. Ce nom de Bernard B. Dadié était devenu, à nos yeux d’adultes instruits, une figure tutélaire, celle du géant de la littérature ivoirienne et africaine que Bernard B. Dadié a été, ou qu’il a incarné. Cent trois ans de vie humaine confondue à plus d’un siècle de vie littéraire, voilà la trace de longévité (dont seul est capable un dieu de la création intelligente), laissée par cet homme prolixe et exceptionnel. Je le voyais ainsi, de son vivant, devenu un visage d’ébène, jamais défiguré par les rides du temps, impérissable. Il a vécu jusqu’au bout, jusqu’à la fin, et il vit maintenant à l’infini.
Est-il donc mort ? Non, je viens de le dire, il est immortel. Devenu un dieu constellé dans notre cosmogonie littéraire, il y rayonne plus encore depuis qu’il s’y est retiré. Et les hommages fusent de partout, pour le lui reconnaître.
Pour ma part, j’avais déjà un peu écrit sur les réseaux sociaux d’aujourd’hui, que l’on puisse s’abstenir (les hommes politiques, surtout) en le nommant pompeusement dans leurs hommages, de lui faire le qualificatif nécrologique de « feu Bernard B. Dadié ».
Oui, appelons-le Bernard B. Dadié, tout court, dans nos oraisons funèbres et dans nos requiem. En cela, je donne raison à Tiburce Koffi qui faisait, il y a longtemps, ce même reproche d’évoquer le nom des écrivains défunts par la préposition « feu », alors qu’on n’évoquerait jamais, par exemple, le nom de François Mitterrand en disant, dans un discours officiel, « feu François Mitterrand ». Non, c’est incommode.
Mais Tiburce Koffi s’offusque aussi, pour Bernard B. Dadié, que l’on dise que cet illustre disparu, génie littéraire de tous les temps, fut aussi un grand homme politique (un opposant, surtout) des années Houphouët-Boigny : c’est que Tiburce Koffi aurait simplement voulu que l’on ne parlât de Bernard B. Dadié que pour magnifier son œuvre littéraire et reconnaître qu’il était (ou qu’il est) le père de la littérature ivoirienne, sans lui attribuer une quelconque gloire politique, dont il n’aurait pas, selon Tiburce, glané les lauriers en Côte d’Ivoire.
Les dieux de la création littéraire ont souvent mal, à cause de ce que l’on dit d’eux, quand ils ont transcendé la vie de leur chair humaine, pour passer à l’immortalité. Mais, ils restent des dieux, justement parce que ce que l’on dit d’eux, selon ce qu’ils furent, apporte des bûches sèches au bûcher qui se consume, en flamboyant plus encore, pour garder la flamme de la magnificence.
Bernard B. Dadié est-il un grand écrivain ou un grand homme politique ? Peu nous importe ce distinguo : il était l’un et il était aussi l’autre, mais pas de la même façon, pas avec la même intensité d’action. Senghor, poète et grammairien membre de l’Académie française, fut aussi président de la République du Sénégal. A sa mort à l’âge de 90 ans, on parla plus de l’intellectuel qu’il fut. Victor Hugo, le plus grand poète et écrivain français de son temps (le 19ème siècle), fut aussi parlementaire. Mais à sa mort, à l’âge de 83 ans, on ne parla que de son génie littéraire.
Le débat de forme et de fond qui se mène post-mortem, en ce moment-même, sur notre Bernard B. Dadié (à en croire l’empoignade politique et historique que Tiburce Koffi – toujours le même ! – livre face à Guy-Charles Wayoro, Alain Lobognon et Serges Bilé), est, à mon humble avis, moins de savoir si le grand écrivain Dadié fut, oui ou non, aussi un grand opposant politique à Houphouët-Boigny, et s’il a, ou pas, été jeté en prison, comme bien d’autres en 1963 ou 1964 à Assabou, par le même Houphouët.
L’intérêt du débat pourrait, pour moi, plutôt être braqué sur ce que ce personnage d’esprit a apporté comme contribution à la cause qui lui était chère au monde : la condition de l’homme Noir.
S’il a été, en cela, nommément cité au rang des Léopold Sedar Senghor, Léon Gontran Damas, Aimé Césaire, etc., dans l’histoire littéraire de la négritude (courant de pensée inspirateur du combat contre le colonialisme), c’est bien parce qu’il y a pris intellectuellement part, à en croire ses productions littéraires, engagées contre le colonisateur Blanc, que beaucoup, avant moi, ont déjà rappelé.
Bernard B. Dadié est donc resté l’intellectuel qui a fait résonner ses textes insoumis et indomptés pour raisonner les consciences pour l’aspiration à l’égalité humaine. C’est fondamentalement un homme de la résistance intellectuelle et politique anticoloniale, qui l’est resté, dans l’âme et à travers la plume, jusqu’à sa récente disparition du monde de vivants. Les chroniques qu’il a produites, depuis la survenance, dans notre pays, de la rébellion armée de 2002, en témoignent ardemment, avec la même force de caractère qu’il a imprimée à des œuvres moralement réparatrices des torts du colonialisme, comme « Des voix dans le vent », « Climbié », « Béatrice du Congo », « Un Nègre à Paris », « Iles de tempête », etc.
Par exemple, à travers cette dernière œuvre théâtrale citée, « Iles de tempête », notre intellectuel ivoirien de la Négritude, Bernard B. Dadié, apporte une cinglante réplique au livre ultra-racial intitulé « Le Code Noir » publié par Napoléon Bonaparte, dit Napoléon 1er : Bonaparte y comparait, ni plus ni moins, l’Homme Noir à un simple mobilier de maison.
Dans sa réplique, Bernard B. Dadié mettait en scène deux destins presque parallèles dans leur bouleversement, celle de deux généraux rivaux dans l’émulation : Napoléon Bonaparte, empereur de France, et Toussaint Louverture, gouverneur à vie de Saint-Domingue (l’actuelle Haïti). Se mesurant tous deux dans l’adversité politique, ils ont fini, l’un et l’autre, dans la décadence des trônes brisés (où Bonaparte, finalement fait captif à Sainte-Hélène par les Anglais, se piquait, dans sa geôle, du brûlant remords d’avoir, bien avant, fait déporter Toussaint Louverture en France pour y être jeté en prison, loin des siens). Ce qui porte haut, puisqu’ils sont morts prisonniers, la leçon de vie selon laquelle nous restons égaux, Noirs et Blancs, en droits et dans la vie. Autre réplique plus cinglante encore, apportée à Aristote, considéré comme étant le père de la philosophie athénienne, qui énonçait, lui, que le Noir a une demi-âme.
Bernard B. Dadié est donc un défenseur de la cause du Noir dont les chaînes de servitude se voient continuellement brisées par le tranchant des textes « dadiéens », inspirés de la négritude.
Ainsi, jusqu’à son décès, on n’aurait pas pu croire, à cet égard, qu’il supportait de gaieté de cœur, en Côte d’Ivoire, le régime politique de monsieur Alassane Ouattara, qui a succédé manu militari à celui de Laurent Gbagbo, un homme d’Etat en qui il était loisible à Bernard B. Dadié de voir le prolongement, sur le terrain exclusivement politique, de la lutte de résistance des « négritudiens » du 20ème siècle, et pour qui il a pu recueillir plus de 26 millions de signatures sur la pétition qu’il avait initiée pour la libération du célèbre prisonnier de la Haye.
Bernard B. Dadié était un résistant intellectuel dont l’esprit critique ne pouvait s’accommoder, au soir de sa vie centenaire, des pratiques rétrogrades du régime politique de monsieur Alassane Ouattara, vu comme une sorte de suppôt de l’impérialisme français.
Le combat que l’on retient finalement de Bernard B. Dadié ? Ce fut celui d’un écrivain engagé à vie, même si une certaine critique, toute aussi légitime, lui reproche de n’avoir manifesté aucune opposition politique rigoureusement affirmée sous Houphouët-Boigny : il a réussi à tremper, comme les Hugo et Senghor, la plume littéraire dans les larmes de notre société humaine.
Gardons-le tel, regardons-le ainsi. Un siècle, de cela, qui fut le sien, a servi vaillamment, qui laisse désormais un flambeau allumé en permanence : qui, le lui reprendra, en Côte d’Ivoire ? Qui ?
Sylvain Takoué, Écrivain