La cinglante réplique de Me BLESSY Jean-Chrysostome à Moussa Faki Mahamat (Commission de l’UA) : «Convenez que le seul projet de loi n’est pas une exécution de l’arrêt de la CADHP!»
Le 19 Août 2019, le Président de la Commission de l’Union Africaine, Moussa Faki Mahamat, faisant suite à l’adoption par le Parlement ivoirien de la loi réformant la Commission Electorale Indépendante, aurait tenu les propos dont la teneur a été abondamment relayée par la presse nationale et internationale.
J’ai pu, comme tous les ivoiriens attentifs au processus politique en cours en Côte d’Ivoire, en prendre connaissance. J’ai, également, pu prendre connaissance de la Déclaration du Groupe Parlementaire PDCI-RDA du SENAT et de l’Assemblée Nationale;
J’ai aussi pu communiquer l’analyse qui va suivre aux nombreux militants qui, toute la journée, n’ont eu cesse de m’appeler, pour savoir ce qu’il en était réellement.
Je choisis donc, dans la présente, de servir à l’ensemble des ivoiriens, les réflexions et analyses qui suivent :
Il est bon de rappeler les termes de la décision de la Cour Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples du 18 Novembre 2016.
La Cour Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples a jugé ainsi qu’il suit : « La Cour a déjà conclu que la composition de l’organe électoral ivoirien est déséquilibrée en faveur du pouvoir et que ce déséquilibre affecte l’indépendance et l’impartialité de cet organe.
Il est donc clair que dans le cas où le Président de la République ou un autre candidat appartenant à sa famille politique se porterait candidat à une élection quelconque, soit présidentielle ou législative, la loi contestée le mettrait dans une situation plus avantageuse par rapport aux autres candidats.
La Cour considère donc qu’en ne plaçant pas tous les candidats potentiels sur un pied d’égalité, la loi contestée viole le droit à une égale protection de la loi, consacré par les différents instruments internationaux des droits de l’homme ci-dessus mentionnés ratifiés par l’Etat défendeur et l’article 10 (3) de la Charte Africaine sur la Démocratie et l’article 3 (2) de la Charte des Droits de l’Homme… »
En conséquence, la Cour a dit que : « L’Etat défendeur a violé son obligation de créer un organe électoral indépendant et impartial, prévu par l’article 17 de la Charte africaine sur la Démocratie et l’article 3 du Protocole de la CEDEAO sur la Démocratie et qu’il a également, par voie de conséquence, violé son obligation de protéger le droit des citoyens de participer librement à la direction des affaires publiques de leur pays, garanti par l’article 13 (1) et (2) de la Charte africaine des droits de l’Homme et des Peuples.
…que l’Etat défendeur a violé son obligation de protéger le droit à une égale protection de la loi, garanti par l’article 10 (3) de la Charte africaine sur la Démocratie, l’article 3 (2) de la Charte africaine des droits de l’homme et des Peuples et l’article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et Politiques »
La Cour a donc ordonné à l’Etat de Côte d’Ivoire de :
« modifier la loi n°2014-335 du 18 Juin 2014 relative à la Commission Electorale Indépendante pour la rendre conforme aux instruments ci-dessus mentionnés auxquels il est partie ;
…de lui soumettre un rapport sur l’exécution de la présente décision dans un délai raisonnable, qui dans tous les cas, ne doit pas excéder une année, à partir de la date du prononcé du présent arrêt ; »
I-Que s’est-il passé à la suite de cette décision ?
Il me semble que l’’Etat de Côte d’Ivoire n’a pas été bien informé sur la Cour et sur la valeur de la décision qu’elle a rendue.
C’est tout de même curieux ! L’histoire de cette procédure qui a abouti à cette décision du 16 Novembre 2016 laisse à croire que les Traités et Conventions internationaux sont adoptés, puis ratifiés par les Etats sans qu’en réalité, ils ne sachent réellement à quoi ils s’engagent.
Dans cette affaire, l’Etat de Côte d’Ivoire s’est comporté comme ignorant de l’existence de cette Cour.
En effet, lorsque la requête de l’APDH lui a été transmise par les services du greffe à l’Etat de Côte d’Ivoire, cette requête, à mon sens, a été bien banalisée.
-son traitement a été laissé à la charge du Ministre des Affaires étrangères d’alors.
Vraiment curieux ! Comment comprendre que dans le cadre d’une procédure judiciaire d’une telle importance, la charge de répondre aux arguments hautement juridiques contenus dans cette requête par-devant une instance juridictionnelle internationale ait été laissée entre les mains du Ministre des Affaires Etrangères d’alors ?
C’est pourquoi, les conclusions en réplique servies par ce dernier n’avaient aucune consistance juridique. D’ailleurs, l’APDH ne jugera pas nécessaire d’y répondre. Il en sera de même pour la seconde réplique de l’Etat qui sera de la plume du Ministre des Droits de l’Homme et des Libertés Publiques.
-Ce ne serait pas de la mauvaise prétention de dire et de soutenir que dans une telle affaire, il importait de faire représenter l’Etat de Côte d’Ivoire par des Avocats. Et en Côte d’Ivoire, il y en a et de qualité !
Parce que en face, pour la défense des intérêts de l’APDH, il y avait un Avocat et pas des moindres !
L’Etat de Côte d’Ivoire a choisi (il ne faut pas croire que c’est complaisamment ou même en application encore du système de rattrapage !) deux Magistrats et un Conseiller de la Présidence. Si intrinsèquement, la qualité intellectuelle de nombre d’entre eux ne fait l’objet d’aucun doute, la joute juridique à laquelle est familier un Avocat les mettait en situation délicate dans une telle audience devant la Cour.
Encore que, devant ces instances internationales, c’est la Common Law qui a droit de cité !
Mon Dieu ! Il faut espérer que les affaires contentieuses qui concernent ou qui ont concerné les intérêts de la Côte d’Ivoire ces dernières années n’ont pas été traitées avec la même légèreté !
Bien entendu, devant la Cour, cette équipe a été laminée ! Et le personnel de la Cour n’a pas encore fini de raconter les anecdotes relatives à l’audience de plaidoirie de cette affaire.
C’est pourquoi, je continue de croire que l’Etat de Côte d’Ivoire s’était mépris sur cette Cour et sur la portée de ses décisions.
-En effet, alors que la Cour avait indiqué qu’elle impartissait un délai d’une année pour lui servir son rapport relatif à la réforme de la Commission Electorale Indépendante, la Côte d’Ivoire ne répondra sur ce point à la Cour que très dernièrement quand il a servi à cette Cour son projet de loi de réforme.
Convenez que le seul projet de loi n’est pas une exécution de l’arrêt de la CADHP !
-plus encore, dans l’exposé des motifs de cette loi telle qu’elle a été présentée à l’Assemblée Nationale, le gouvernement fait écrire ce qui suit :
« En application de la recommandation de la Cour Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples contenues dans son arrêt en date du 18 Novembre 2016, et demandant à l’Etat de Côte d’Ivoire, la recomposition de la Commission Centrale de la Commission Electorale Indépendante… ».
Non ! La décision de la CADHP n’est pas une recommandation ! La Cour ne demande pas à l’Etat de Côte d’Ivoire de faire ceci ou cela…la CADHP ordonne à l’Etat de Côte d’Ivoire de procéder à cette réforme. C’est un ordre et pas autre chose !
Il y a grande nuance qui ne doit même pas chercher à ménager quelque égo que ce soit !
C’est une injonction et l’Etat de Côte d’Ivoire ne peut pas s’y dérober ! Il doit y déferrer !
Il doit donc faire cette réforme et en faire rapport à la Cour !
II- Que doit-il se passer après la promulgation de la loi de réforme ?
Il n’y a pas mille étapes !
L’Etat de Côte d’Ivoire doit présenter sa copie à la Cour. Il s’agit bien de la Cour et non d’un autre organe de l’Union Africaine.
Cette Cour prendra connaissance de la loi de réforme mais aussi des observations provoquées de l’APDH qui est partie à la procédure.
La Cour alors fera son opinion sur ce que l’Etat de Côte d’Ivoire a exécuté l’arrêt rendu ou non. Ce ne sera pas l’affaire d’une personne ou personnalité mais de la Cour, réunie en sa collégialité !
Ce qu’elle dira sera connu puisque son rapport sera publié sur son site accessible à tous !
Ce rapport de la Cour sera lu et servi à l’Assemblée Générale de l’Union Africaine qui se tiendra en Décembre 2019 et réunira l’ensemble des Etats de l’Union Africaine. L’Etat de Côte d’Ivoire en aura copie !
Et il sera dit clairement si la réforme faite par l’Etat de Côte d’Ivoire répond aux injonctions de la Cour, aux engagements juridiques internationaux de la Côte d’Ivoire !
Mais pas avant !
III- L’Etat de Côte d’Ivoire veut ruser avec la décision de la Cour.
Quand l’Etat de Côte d’Ivoire a enfin accepté de comprendre qu’il devait, en application de ses propres engagements internationaux, obéir à l’injonction de la Cour, il a déployé une stratégie dont nous avons prédit la suite qui est en train de se mettre en place.
-L’Etat de Côte d’Ivoire a introduit par-devant la Cour Africaine une requête en interprétation de son arrêt datée du 04 Mai 2017.
Il a soumis à la Cour une série de trois questions :
1.Aux fins d’exécution de l’arrêt, l’Etat de Côte d’Ivoire prie la Cour de lui fournir des indications plus précises sur la nomenclature de la nouvelle Commission Electorale Indépendante (CEI), notamment en ce qui concerne son organisation, la provenance et le mode de désignation de ses membres, ainsi que la répartition des sièges.
- L’Etat serait également intéressé de savoir si la possibilité de soumettre la loi électorale au contrôle du juge constitutionnel peut contribuer à garantir l’indépendance et l’impartialité de ses membres.
- Dans l’affirmative, la Cour voudrait accepter d’éclairer davantage les Autorités ivoiriennes sur la notion de « lois relatives à des libertés publiques.
La Cour, à l’unanimité, a jugé irrecevable cette requête en interprétation dans son arrêt en date du 28 Septembre 2017 dans lequel elle a clairement indiqué qu’ « aucune des trois questions posées par la République de Côte d’Ivoire n’a pour objectif de clarifier le sens ou la portée d’un point quelconque du dispositif de l’arrêt susmentionné, rendu par la Cour le 18 Novembre 2019… »
C’est vrai que pour les juristes, ces questions, dans une stricte procédure en interprétation paraitront absolument non pertinentes et irrecevables.
Mais en réalité, ces questions poursuivaient une finalité précise.
D’abord, voir si le temps mis pour répondre à cet arrêt lui sera reproché et si tel était le cas, quelle en serait la sanction ?
Ensuite, l’Etat cherche à savoir les limites de l’injonction de la Cour, le pouvoir réel de la Cour, en un mot, la marge de manœuvre de l’Etat de Côte d’Ivoire.
L’Etat de Côte d’Ivoire « jaugeait » les pouvoirs de la Cour à faire exécuter exactement sa décision.
L’Etat s’est ensuite adressé à l’Union Africaine qui l’a encore renvoyé vers la Cour.
C’est à ce moment précis que l’attitude de l’Union Africaine vis-à-vis de la démarche de l’Etat de Côte d’Ivoire devient des plus curieuses.
En effet, l’UNION AFRICAINE dispose en son sein d’un Comité qui est chargé d’accompagner les Etats dans leur effort de réforme politique. Et la réforme ordonnée par la Cour portait justement sur ce point. Ce Comité donc aurait dû être mis en mission par l’UA pour accompagner l’Etat de Côte d’Ivoire à procéder à cette réforme.
Mais l’UA n’a rien fait de tel.
Peut-être même a-t-elle donné des assurances à l’Etat de Côte d’Ivoire sur la force contraignante des décisions de la Cour, pour l’encourager à entreprendre un passage en force comme il tente de le faire!
IV- La sortie du Président de l’Union Africaine n’est pas fortuite.
Cette sortie du Président est très curieuse :
-d’abord parce que le Président de l’UA n’est pas investi de ce pouvoir. En effet, seule la Cour qui a rendu son arrêt est habile à apprécier la conformité de la réforme avec les injonctions qu’elle a données. A aucun moment, les organes politiques de l’UA n’ont à intervenir dans les affaires de la Cour.
Et puis, qu’a-t-il à apprécier une réforme à l’aune de l’exposé des motifs ?
Et même, pense-t-il que le Gouvernement de l’Etat de Côte d’Ivoire a raison de dire, dans cet exposé des motifs que la décision de la Cour est une « recommandation » ?
-ensuite le timing de cette intervention ne peut pas être fortuit.
Elle intervient après la promulgation précipitée et suspecte de cette loi.
En effet, il faut se rappeler que le 06 Août 2019, le Président de la République était sur les écrans de la télévisions ivoiriennes en direct. Interrogé sur cette réforme, il a dit précisément ce qui suit : « je vais la promulguer !… ».
De notre simple compréhension, c’est bien une phrase contenant un verbe conjugué un futur simple qui veut dire que la promulgation va avoir lieu, mais qu’elle n’a pas encore était faite.
Alors d’où vient-il que cette loi a pu être promulguée dans la nuit du lundi 05 Août 2019 ?
C’est qu’en réalité, lorsque le Conseil Constitutionnel a déclaré la requête des Députés de l’opposition en inconstitutionnalité irrecevable, la même requête, purgée des défauts reprochés, avait à nouveau été déposée le Mardi 06 Août 2019 à 15h au greffe du Conseil Constitutionnel.
Et là, le Conseil allait obligatoirement, même si c’est faire preuve d’un optimisme déraisonnable que d’attendre une décision « intègre » sur le plan du droit, se confronter au fond et aux arguments démontrant l’inconstitutionnalité manifeste dudit texte !
On ne peut pas ne pas avoir à penser que la promulgation de cette loi importante n’a pas été faite en catimini, nuitamment ou que cette promulgation n’aurait pas été « antidatée » pour servir les besoins de la cause ! Toujours est-il que c’est koaci.com qui fera savoir cette « promulgation de nuit », c’est tout dire !
Il faut également avoir à l’esprit que les partis politiques de l’opposition et autres structures de la société civile ont été invités, en début de la semaine dernière déjà, à désigner leur représentants et que des blocages importants se profilent à l’horizon.
Le timing est parfait ! Le langage utilisé est clair mais qui laisse une petite trappe au Président pour se dénier si la contestation grossit.
C’est clair, le Président de l’UA joue un « rôle » et ce rôle participe de la stratégie qui est mise en place en vue de regarder la réforme de la Commission Electorale Indépendante comme définitivement actée.
Ce qui est absolument faux !
Car cette loi qui est source de graves conflits ne peut absolument pas présider à quelque élection en Côte d’Ivoire !
Il joue un mauvais rôle contre l’Afrique parce que la décision rendue par la CADHP donne de l’espoir aux africains qui pensent que des morts au cours des élections en Afrique, ce n’est pas le fruit d’une fatalité !
Il joue un mauvais rôle contre la Cour qui recherche les voies légales et efficaces pour arriver à faire exécuter ses décisions par des Etats qui semblent tout puissants !
Il joue un mauvais rôle parce que comme le dit le langage courant au Burkina voisin, « il a tiré par terre » !
Seule la Cour est habile à apprécier la réforme entreprise. Et peut-être elle le fera bien plus tôt qu’on ne le pense !
Me BLESSY Jean-Chrysostome
Docteur en Droit
Avocat.