Honorable KOUASSI Kouamé Patrice, Avocat-Député charge: «Alassane Ouattara, Président de la République s’arroge un pouvoir normatif sans bénéficier de l’habilitation appropriée…»
Mardi 18 décembre 2018, un Conseil des ministres se tenait à la Fondation Félix HOUPHOUËT-BOIGNY à Yamoussoukro, sous la présidence de Son Excellence Monsieur Alassane OUATTARA, Président de la République.
Parmi les mesures générales prises au titre du Ministère de l’Intérieur et de la Sécurité, le Conseil a adopté une ordonnance modifiant l’article 125 de la loi n° 2000-514 du 1er août 2000 portant Code électoral ainsi que son projet de loi de ratification.
Comme le précise le communiqué du Conseil, « cette ordonnance lève l’incompatibilité entre la fonction de Président de Conseil Régional et celle de Membre du Gouvernement. »
Dans un contexte de polémique à l’Assemblée Nationale concernant le défaut de base légale des ordonnances adoptées en Conseil des ministres, l’adoption de cette énième ordonnance ne manquera pas d’alimenter le procès en incompétence de l’exécutif.
De quoi parle-t-on ?
Notre Constitution prévoit en son article 106 que :
« Le Président de la République peut, pour l’exécution de son programme, demander au parlement, par une loi, l’autorisation de prendre par ordonnance, pendant un délai limité, des mesures qui sont normalement du domaine de la loi (…). »
Cette même disposition était prévue dans des termes identiques dans la Constitution du 3 novembre 1960 (article 45), ou encore dans celle du 1er août 2000 (article 75).
Autrement dit, la faculté pour le Président de la République de solliciter du parlement l’autorisation de prendre lui-même des mesures relevant du domaine de la loi est une constante de notre République depuis plus d’un demi-siècle.
C’est sur le fondement de l’article 106 précité que le Gouvernement a introduit, dans la loi de finances pour l’année 2019 qui sera examinée le 27 décembre 2018 en plénière à l’Assemblée Nationale, un article 12 dénommé « législation par ordonnance », lequel prévoit que :
« Le président de la République est autorisé à prendre par ordonnance, pendant la gestion 2018 pour l’exécution de son programme en matière économique et financière, des mesures qui sont normalement du domaine de la loi.
Ces ordonnances doivent être soumises à la ratification de l’Assemblée Nationale, au plus tard avant la fin de la session ordinaire de l’année 2018 ».
Cette introduction appelle plusieurs observations.
Tout d’abord, le domaine d’habilitation édicté par l’article 12 de la loi de finances pour l’année 2018 est expressément limité à la matière économique et financière.
Cela n’a pas empêché le Président de la République d’utiliser l’article 12 de la loi de finances 2018 pour légiférer dans des matières qui échappent à l’économie et aux finances.
En effet, l’on peut citer à titre d’exemples :
• L’Ordonnance n°2018-143 du 14 février 2018 relative à l’élection des Sénateurs, domaine éminemment électoral et qui, en tant que tel, ne saurait être modifié qu’en vertu d’une loi organique, telle que cela ressort de l’article 90 de la Constitution ;
• L’Ordonnance n°2018-669 du 6 août 2018 portant amnistie, une matière là aussi bien éloignée de l’économie et des finances.
Ensuite, l’article 12 de la loi de finances pour l’année 2019 est manifestement contraire à la constitution.
En effet, s’il est vrai que la constitution autorise le Président de la République à « demander au parlement, par une loi, l’autorisation de prendre par ordonnance, pendant un délai limité, des mesures qui sont normalement du domaine de la loi », cela suppose le respect de trois (3) conditions cumulatives :
- Il doit s’agir d’une loi d’habilitation, et non d’un simple article d’habilitation dans une
loi de finances, lequel ne saurait être assimilé à une loi d’habilitation ;
Il convient d’ailleurs sur ce point de rappeler que le Président de la République a demandé et obtenu de l’Assemblée Nationale en 2013, la loi n°2013-273 du 23 avril 2013 portant habilitation du Président de la république à prendre par ordonnance, pendant la gestion 2013, pour l’exécution de son programme en matière économique et sociale, des mesures relevant du domaine de la loi.
Dès lors, il se pose la question de savoir pourquoi le Président de la République a renoncé à cette voie qui nous parait la plus appropriée, pour celle d’un article dans la loi de finances ? - L’habilitation du Président de la République doit être limitée dans le temps et non courir toute une année, compte tenu de l’urgence qui la justifie, outre le fait que les Députés sont désormais en session unique d’avril à décembre et qu’ils peuvent donc être saisis à tout moment d’un projet de loi par le Gouvernement.
- L’habilitation doit être spécifique et visée la matière à laquelle elle s’applique, et non pas générale, comme c’est le cas à l’article 12 susvisé, outre le fait que légiférer par voie d’ordonnance est une pratique d’exception, dans la mesure où le principe est que les lois sont prises par l’Assemblée Nationale.
L’Habilitation est une dérogation à titre exceptionnel pour des domaines limités dans le temps et dans la matière de sorte que donner une habilitation générale au Président de la République reviendrait à lui laisser le choix de décider ce qui est de la compétence de l’Assemblée Nationale et ce qui ne l’est pas.
L’article 12 de la loi de finances pour l’année 2018 entre en contradiction avec les termes pourtant clairs et précis de l’article 106 de notre Constitution et c’est également le cas de l’article 12 du projet de la loi de finances pour l’année 2019.
Comment notre Pays peut-il prétendre d’un côté aspirer au renforcement de l’État de droit, et de l’autre piétiner de façon aussi patente la loi suprême et le principe de séparation des pouvoirs ?
Trois (03) solutions pourraient permettre de sortir par le haut de cette situation absurde : - Le Gouvernement retire de son projet de loi de finances pour l’année 2019 l’article 12 dénommé législation par ordonnance et demande à l’Assemblée Nationale, comme le prévoit la constitution, une loi d’habilitation.
- Les Députés jouent leur rôle en déposant un amendement pour la suppression de l’article 12 du projet de loi de finances pour l’année 2019.
- Au cas où la loi de finances pour l’année 2019 était adoptée telle quelle, les groupes parlementaires ou les Députés pourraient saisir le Conseil Constitutionnel d’un recours en contrôle de la constitutionalité de l’article 12 de la loi de finances 2019 pour obtenir une censure de l’article 12.
Abidjan, le 24 décembre 2018
Honorable KOUASSI Kouamé Patrice
Député à l’Assemblée Nationale de Côte d’Ivoire