Zone portuaire/Dockers : le port de pêche a-t-il été monnayé ?
Le Collectif national des dockers de Côte d’Ivoire pour la défense de leurs droits (CNDD) défend-il si bien les intérêts des dockers qu’il le prétend ? Syndicat majoritaire depuis 2009 au sein de la corporation avec environ 86 % des voix aux élections des délégués du personnel, il est devenu tout-puissant au port.
Une hégémonie qui a pour corollaire, la terreur et la violence envers ceux qui ne sont pas d’accord et les ‘‘coups d’État’’ syndicaux pour déstabiliser les opposants à leur pouvoir. Un pouvoir qui demeure en l’absence d’élections depuis 2009 (voir notre numéro du 30 octobre 2018).
Lors d’un entretien le vendredi 26 octobre dernier, Bruno Konan, deuxième secrétaire général adjoint du CNDD, estimait néanmoins que le syndicat apportait beaucoup à la corporation : « Les dockers connaissent le plein-emploi depuis que le CNDD est là », claironnait-il.
Une affirmation qui a de quoi faire tiquer nombre de dockers qui disent ne pouvoir travailler que quelques jours par quinzaine (les dockers sont payés tous les 15 jours). Elle est également contredite par un exemple frappant, celui du port de pêche.
La zone est dominée par ceux que l’on appelle les bana-bana. Ils ne possèdent pas de carte docker et travaillent en général pour des sommes bien moindres, exerçant ainsi une concurrence déloyale. Selon plusieurs sources au sein du port de pêche, ils seraient payés entre 3 000 et 5 000 francs les 12 heures contre 7 à 8 000 pour un docker. Un avantage certain pour les entreprises qui y travaillent.
Jusqu’à aujourd’hui, ils dominent la plupart des secteurs de la zone. « Au niveau des cartons de poissons qui arrivent, on peut aller sur les bateaux mais pas dans les entrepôts et frigos dans lesquels les bana-bana exercent », explique un des rares dockers du port de pêche. Selon plusieurs sources : « Au niveau du thon, les dockers sont très peu à exercer ». « Environ 5 ou 6 entreprises du port de pêche seulement ont recours aux dockers », indique une source au sein du Sempa, le syndicat des entreprises manutentionnaires des ports autonomes d’Abidjan et de San Pedro, qui gère les dockers.
Une situation étonnante, alors que comme le résume un travailleur : «Tout ce qui est dans le port nous appartient ».
Cette absence sur de nombreux secteurs du port de pêche fait que ce dernier dit « ne travailler que 5-6 jours au maximum par quinzaine». « Souvent je dois rentrer dans des systèmes avec les bana-bana. Dans les secteurs où je ne peux pas aller, je donne mon matricule à un de ceux-là. Il va me pointer et je lui donne 5 000 francs. Cela fait que je ne gagne que 3 000 francs sur les 8 000 que je devrais. Ce n’est pas bon, mais si je ne fais pas ça, c’est très dur à la fin du mois ».
Comme beaucoup, il se désole de voir tant de travail lui échapper : «Il y a tellement de chantiers au port de pêche sur lesquels on pourrait travailler ».
Floués par les dirigeants fin 2015 ?
Une situation pour le moins étonnante alors même qu’à la fin de l’année 2015, le CNDD a initié un mouvement pour reprendre le port de pêche aux bana-bana.
Lansina Koné Dioulatié, président de l’Unado-CI (un syndicat dissident) a participé à cette manifestation. « À l’époque j’étais sympathisant du CNDD, explique-t-il. J’étais même très proche de Kamara Bangaly (l’homme fort du syndicat, considéré comme le chef de la milice qui sévit au port). J’étais son chauffeur et homme de main. »
« La veille, on avait tout planifié. On voulait arrêter les navires thoniers. Bangaly me demande de mobiliser les jeunes frères » détaille-t-il.
« On rentre par le PC du commissariat puis on fait descendre tous ceux qui ne sont pas marins des bateaux. On leur dit que nous venons prendre ce qui est à nous, c’est-à-dire le port de pêche » se remémore Lanssina Dioulatié Koné.
« Alors que certains partent en négociation pour voir comment gérer les encadrements dockers de chaque opérateur économique, on remarque l’absence de trois leaders du CNDD. Guéhi Ka Pliké, secrétaire général du syndicat, David Mousso premier secrétaire général adjoint et Bruno Kouassi Konan, deuxième secrétaire général adjoint. La rumeur dit qu’ils auraient souhaité rencontrer la veille ou plusieurs jours avant, un grand opérateur économique au niveau du thon. Ce dernier leur aurait donné 3 millions de francs-cfa pour leur transport et promis 46 autres millions par la suite en échange d’un arrêt de leurs revendications ».
La forte présence de la gendarmerie ce jour-là s’explique par le fait que « Pliké les a mis au courant de notre opération » croit savoir un membre de la branche milice du syndicat. Une présence qui selon lui, ne suffira pas à éviter les débordements du fait du nombre de manifestants.
Cependant dans cet arrangement, ils auraient oublié l’homme fort du CNDD, Kamara Bangaly. Ce qui expliquerait que la manifestation se soit néanmoins tenue.
Alors que le bruit court de cette lutte vendue à coup de millions, selon plusieurs sources, une réunion aurait été organisée par la base du Cndd pour demander des comptes à leurs dirigeants.
« Le secrétaire général, Guéhi Kah Pliké, a d’abord demandé : Qui est l’initiateur ? Toutes les personnes présentes disent qu’elles le sont puis il demande le motif de la réunion. Après un long silence, quelqu’un finit par poser la question de la réunion avec l’opérateur économique du port de pêche. Devant sa réponse qui ne convainc personne, il a failli se faire lyncher» décrit Lanssina Koné.
D’autres sources concordantes évoquent également une confusion et notamment « une bagarre entre Pliké et Bangaly » pas mis au courant au préalable de l’arrangement.
Cette action d’envergure, plus de 400 personnes selon une source au CNDD, aurait réussi en tout point sur le plan syndical.
« Pliké nous a dit clairement que le combat était gagné, se souvient un manifestant. Nous étions en nombre et les entreprises étaient prêtes à céder. On nous a dit qu’il fallait 6 mois normalement pour mettre en place les choses au niveau administratif puis on nous a parlé de trois mois encore. Cela fait 3 ans maintenant et on ne voit toujours rien. Pour nous c’est clair, ils ont vendu la lutte » déplore un participant.
« Ils nous ont endormis. Depuis qu’ils ont dit que ça a marché, silence radio. Jusqu’à aujourd’hui, on est dans la même situation. Mais qui va oser parler ? Si tu dis quelque chose, on te frappe ou on t’interdit du port. Personne ne veut se faire lyncher par la milice. »
La part de Bangaly ?
Konan Bruno, secrétaire général adjoint du CNDD balaie l’accusation : « Cela ne peut pas être vrai. Nous ne prenons pas des 50 millions, 100 millions par-là, comme ça. Nous sommes syndicalistes et pour nous le combat du port de pêche n’est pas terminé. On n’obtient pas tout d’un coup. Ce sont des gens qui veulent seulement nous salir. Si c’est vrai, les gens doivent apporter des preuves ».
Pour ce qui est de Bangaly, Il n’aurait pas été laissé au bord du chemin du fait de sa position et aurait rejoint l’arrangement.
Lansina Dioulatié Koné, chauffeur à l’époque de Bangaly, raconte ce qui ne lui est apparu que plus tard comme un acte de corruption : «Un samedi soir, l’opérateur du port de pêche qui a vu Pliké et les autres, a donné un 4X4 blanc à Bangaly. À l’époque je me disais que comme ils se fréquentaient, c’était simplement une aide. Cet opérateur lui disait que se balader en moto c’était dangereux pour lui, avec son métier. Je n’ai compris qu’après que c’était pour vendre le port de pêche ».
L’ancien sympathisant du CNDD évoque également le don d’une villa dans une commune du sud d’Abidjan. « J’ai même participé au déménagement », assure-t-il.
Sur les questions de 4X4 et de villa, Kamara Bangaly refuse de s’exprimer assurant que « c’est de l’ordre de sa vie privée » et que sa relation d’amitié avec le ponte du thon, très connu du secteur, est très ancienne. Il se présente également comme « celui qui a le plus travaillé pour améliorer les conditions au port de pêche » et garantit que « beaucoup de dockers travaillent au port de pêche ».
Ce dernier occupe depuis 2010 le poste d’inspecteur de quai dans cette zone, un poste au sommet de la hiérarchie docker.
Une question demeure néanmoins. Pourquoi le très puissant CNDD, craint partout, n’arrive pas à apporter des améliorations aux dockers sur le port de pêche malgré une victoire syndicale ?
Un docker du port de pêche répond sous la forme d’une interpellation amère : « Alors que leurs frères dockers sont au chômage, ils s’enrichissent. Les bana-bana sont devant vous, les dockers, alors que tout le monde sait que vous avez la force, le pouvoir. Si vous voulez arrêter cela, vous le faites du jour au lendemain ».
DORIAN CABROL, in L’ELEPHANT DECHAINE N°622