Côte d’Ivoire : Les pratiques peu aimables de Bolloré et CMA-CGM… Détournement d’un navire saisi du port de San Pedro sans décision régulière
Détournement d’un navire saisi du port de San Pedro sans décision régulière, instrumentalisation du ministre de la justice aux fins de manipulation de la plus haute juridiction ivoirienne, falsification de la signature d’un membre de la cour d’Appel… L’histoire que s’apprête à vous raconter le pachyderme infernal en dit long sur la mauvaise foi dont sont capables les multinationales lorsqu’elles n’entendent pas assumer les conséquences de leurs turpitudes.
Tout part d’un litige des plus banals. En septembre 2002, un navire du transitaire DELMAS devenu depuis CMA CGM (numéro quatre mondial du transport maritime) doit être débarqué par l’aconier SDV CI, désormais Bolloré Africa Logistics Côte d’Ivoire. Les deux multinationales doivent livrer du matériel de rechapage de pneu depuis le port de San Pedro à la SIPA (Société d’importation de pièces automobiles), une PME française installée en Côte d’Ivoire depuis 1962.
À la suite de la tentative de coup d’État du 19 septembre, les deux sociétés ne livrent pas la cargaison évoquant un danger de sécurité alors que la zone de San Pedro n’est pas sous contrôle rebelle. Le matériel ne sera finalement remis à la PME française que six mois plus tard. Ludovic Branger, alors directeur général de la SIPA fait estimer le préjudice à 252 580 356 de francs cfa.
UN PROTOCOLE D’ACCORD JAMAIS RESPECTE
S’ensuit une bataille judiciaire jalonée de victoires pour la PME, à commencer par la décision n°1512-CI du 17 juin 2004 prise par le tribunal de première instance d’Abidjan Plateau. Elle condamne les deux multinationales solidairement à payer la somme demandée par le directeur général de la SIPA.
Malgré la confirmation de la décision, Ludovic Branger décide d’engager les négociations avec les deux multinationales. « Je souhaitais reprendre des relations commerciales qui pouvaient me permettre d’éponger les dettes de ma société » explique-t-il. Du côté des deux géants maritimes, Lionel Labarre, directeur général de SDV SAGACI (groupe Bolloré), est mandaté par les deux géants du maritime, le 1er octobre 2007, pour engager les pourparlers.
Le deux octobre, un protocole d’accord visant la reprise des relations d’affaires est bien signé entre les deux hommes mais n’est jamais respecté par les deux multinationales.
« Lionel Labarre a biffé 32 mots sur le document qui sont donc nuls, explique Ludovic Branger. Il pensait ainsi empêcher tout recours en barrant l’article 6 concernant la contestation mais il aurait fallu raturer également les articles 3.2 et 3.3 concernant aussi les contestations et l’abandon des poursuites judiciaires » explique Ludovic Branger.
Les relations ne reprennent pas et les multinationales ne retirent pas leur plainte engagée contre le Dg de la SIPA comme les y obligeait l’article 3.2 du protocole d’accord. L’action pour faux portée contre Ludovic Branger aboutira néanmoins à un non-lieu le 11 décembre 2007.
Le feuilleton judiciaire continue alors. Pendant plus de 10 ans Ludovic Branger connaît une période difficile. Sa société, la Sipa, qui comprend deux filiales Sipa RIMEC et Sipa rechapage, est mise en sommeil en 2008 puis en liquidation judiciaire en 2010. Les 350 salariés finiront par être licenciés et leurs indemnités seront payées.
UN NAVIRE DETOURNE A SAN PEDRO
En 2017, le litige semble enfin trouver un règlement définitif. C’est en tout cas ce qu’imagine le liquidateur de la SIPA. C’était sous-estimé le pouvoir de nuisance des deux multinationales, et en particulier de CMA-CGM, dans la mise en œuvre de la décision de justice de la Cour suprême. L’ancien directeur général de la SIPA pensait voir le bout du conflit, il va tomber des nues.
Pourtant par l’arrêt 99/17 du 9 février 2017, la Cour suprême « casse et annule l’arrêt 179 du 15/05/2015 de la Cour d’appel ». Cette décision de 2015 donnait raison à Bolloré Africa Logistics et CMA-CGM qui arguaient du caractère quinquennal de l’affaire, qui serait donc prescrite.
L’arrêt 99/17 ordonne par ailleurs le paiement des 252 580 356 FCFA par les deux multinationales et commet un expert pour évaluer le préjudice financier lié à la perte d’exploitation de la SIPA. Pour ce qui est du protocole d’accord de 2007 il est déclaré résolu, soit caduc. Autrement dit, la plus haute juridiction donne raison sur toute la ligne à la SIPA.
Cette fois-ci, de nouveau déboutés par la justice, ce sont Bolloré et CMA-CGM qui décident de venir négocier. Thierry Millot, directeur général de CMA-CGM Côte d’Ivoire, est désigné comme le représentant des deux sociétés. Pouvoir lui est donné pour tenter de trouver une solution amiable avec Ludovic Branger du 10 juillet au 30 août 2017.
La négociation qui n’aboutira pas. « On me propose la somme de 250 millions comme si on était en 2004 alors qu’il y a le préjudice des années passées indique Ludovic Branger. Je ne peux pas accepter. Je leur dis de revenir avec une autre proposition ». Suite à cette rencontre et devant l’absence de réponse de Thierry Millot « depuis le 3 août », Ludovic Branger décide de faire saisir un navire de CMA-CGM. Le 24 août 2017, le choix de la SIPA se porte sur un navire manutentionné par Bolloré Africa Logistics à San Pedro, l’Africa Three Nassau.
L’ancien Dg de la SIPA aura la surprise d’apprendre que le navire a quitté le port dans la nuit du samedi 26 au dimanche 27 août. De source au port autonome de San Pedro, la sortie se serait faite en catimini, sans l’autorisation de la capitainerie et aux alentours d’1 h 30 du matin. Le navire aurait donc navigué sans aides pour sortir du port après avoir coupé ses amarres.
Un départ qui pose question en termes de sécurité portuaire voire de complicité au port. D’autant que la décision de justice justifiant la mainlevée sur le navire tombera dans un délai particulièrement rapide, le lundi 28 août, et du tribunal du commerce du Plateau. Un tribunal qui a la particularité de ne pas être compétent dans la zone de San Pedro. Pour ordonner la mainlevée, la décision aurait dû être prise par le tribunal de Sassandra ou bien de Daloa.
Par ailleurs la décision du tribunal de commerce d’Abidjan-Plateau se fonde notamment sur la contestation du mandat de liquidateur de la SIPA de Ludovic Branger. Un angle d’attaque juridique étonnant pour CMA-CGM et Bolloré Africa Logistics qui ont décidé de rentrer en négociation avec Ludovic Branger en juillet 2017, le reconnaissant de fait comme le liquidateur de sa société. La justice a, par ailleurs, confirmé son statut jusqu’à la fin de l’année 2019.
LE MINISTRE DE LA JUSTICE DANS LA DANSE
Mais les manœuvres ne s’arrêtent pas là. Le 26 avril 2017, selon un courrier dont copie est parvenu au pachyderme infernal, Mathias Besnard, directeur juridique adjoint du groupe CMA-CGM, envoie un courrier depuis Marseille (siège de la multinationale) au ministre de la justice ivoirien Sansan Kambilé. Un document de trois pages, dans lequel il incite le garde des sceaux ivoiriens à invoquer l’article 32 de la « loi n°94-440 du 16 août 1994 modifiée et complétée par la loi organique n°97-243 en date du 25 avril 1997 déterminant la composition et le fonctionnement de la cour Suprême».
L’article donne la possibilité de surseoir exceptionnellement à une décision de la plus haute juridiction ivoirienne. Il définit les conditions de ce recours : « Le procureur général près la Cour Suprême, sur la réquisition qui lui en sera faite de l’autorité supérieure, peut saisir le président de la Cour Suprême lorsque l’exécution d’une décision de justice est susceptible de troubler gravement l’ordre public, notamment en matière économique et sociale aux fins de règlement ». En attendant la décision des chambres réunies de la Cour Suprême qui doivent statuer en cas d’utilisation de l’article, la décision est suspendue.
Cette disposition ne pouvant être utilisée que « sur réquisition de l’autorité supérieure », la lettre au Garde des sceaux du directeur juridique adjoint prend tout son sens. Mais examinons de plus près la requête.
Le motif de trouble à l’ordre économique et commercial a de quoi faire sourire. CMA-CGM ne revendique que « 114 salariés » sur le territoire ivoirien et a les reins assez solides pour payer les préjudices infligés au liquidateur de la SIPA. En outre, le chiffre de 114 salariés sur le territoire ivoirien mérite comparaison avec celui des 350 salariés licenciés de la SIPA du fait des difficultés économiques liées à ce litige.
Ce qui n’empêche pas Mathias Besnard d’affirmer avec aplomb dans ce courrier que la décision est « de nature à susciter une grave perte de confiance des investisseurs internationaux en Côte d’Ivoire qui voient dans la stabilité juridique un élément fondamental de leur politique d’investissement ».
Le directeur juridique adjoint se permet même une allusion qui sonne comme une menace à peine voilée : « Il est utile de rappeler à cet égard que la moitié du marché des conteneurs frigorifiques, et la plus grande partie de l’exportation du cacao, de la noix de cajou, du coton, des bananes et mangues vers l’Europe, l’Asie, et Le Monde est assurée par le groupe CMA-CGM ».
Une menace qui se fait même plus précise en fin de courrier : « L’exécution d’une telle décision (arrêt 99/17 de la Cour Suprême N.D.L.R) aura donc un impact extrêmement sévère sur notre activité d’opérateur de transport sur la chaine des prestataires locaux, entrainant avec elle, une insuffisance de moyens de transport dans le cadre des opérations d’exportations des produits agricoles ». Dans un pays où l’agriculture représente encore environ 20 % du PIB, l’avertissement est clair.
Sur la forme également, la lettre envoyée l’est en dehors de toute procédure judiciaire puisqu’elle n’est pas écrite par un avocat ni transmise à la partie adverse, des faits qui pourraient clairement relever du trafic d’influence.
Suite à cette lettre, l’article 32 sera bel et bien utilisé sur la requête du Garde des Sceaux. Reprenant à son compte les arguments de CMA-CGM, il invite dans un courrier en date du 23 août 2017, la procureure générale près la Cour Suprême, Paulette Badjo Ezouehu à saisir le président de la Cour Suprême.
Cette dernière, sur injonction de son ministre de tutelle, transmettra le 8 septembre 2017, la requête au président de la Cour Suprême.
Une énième manœuvre qui finira pourtant par tomber à l’eau avec l’abrogation de la loi sur laquelle s’appuie le directeur juridique adjoint de CMA-CGM. En effet, publiée au journal officiel le 27 décembre 2018, la nouvelle mouture de la loi sur la Cour Suprême (loi 2018-916) ne permet plus ce genre de recours.
Logiquement, l’arrêt n°435/19 de la Cour Suprême du 27 juin 2019 a mis définitivement fin au litige judiciaire. Sonne-t-elle réellement l’épilogue d’une affaire qui aura pris 17 ans de la vie de Ludovic Branger ? Elle aura également pris plus de 12 ans de la vie de son collaborateur Lamine Kamissoko décédé avant d’avoir pu connaître la fin de ce litige (voir encadré). Ludovic Branger a donc opéré une saisie attribution de créances le 9 septembre dernier. D’un montant d’environ 250 millions de Francs-CFA, le montant de la décision s’élève aujourd’hui à environ 670 millions du fait des années écoulées. Un montant auquel pourrait s’ajouter une addition bien plus corsée, celle des préjudices subis durant 17 ans de procédures, et qui pourrait s’élever à plusieurs centaines de milliards de FRANCS-CFA.
Contacté, le département presse de CMA-CGM nous a fait cette réponse lapidaire : « Nous avons bien reçu votre demande et nous vous en remercions, cependant nous n’avons pas de commentaire à faire ». Quant à Bolloré Africa Logistics, l’Eléphant a bien contacté Albert Denniel, directeur juridique de Bolloré Africa Logistics en Côte d‘Ivoire depuis environ 20 ans et qui est donc très au fait de l’affaire. Il n’a pas souhaité s’entretenir avec l’Eléphant et renvoyé vers « le service communication ». Contacté ; la direction de Bolloré Africa Logistics en France n’a pas répondu à notre demande.
BLANC BENET, BENET BLANC
Sommés à plusieurs reprises de payer la somme due à la SIPA, CMA-CGM et Bolloré Africa Logistics se sont souvent renvoyé la balle. Une manière de faire courir Ludovic Branger après son argent. Pourtant plusieurs éléments permettent de dire que les deux multinationales sont liées dans ce contentieux. En 2004, ce sont SDV CI du groupe Bolloré et Delmas (également dans le groupe Bolloré) qui sont condamnés par le tribunal de première instance d’Abidjan Plateau. Néanmoins en 2006, Delmas du groupe Bolloré est racheté par le groupe CMA-CGM. Pour illustrer « les noces » entre les deux groupes, le pouvoir donné en octobre 2007 à Lionel Labarre, alors Directeur général de SDV SAGA CI, fait mention de toutes les parties. il est possible d’apercevoir sur le document les logos de DELMAS, fraîchement racheté par CMA-CGM donc, le logo du groupe CMA-CGM lui-même et celui de SDV SAGA CI (groupe Bolloré). Ce jeu de dupe serait d’ailleurs lié à la négociation de 2007. En effet, selon toute vraisemblance, Lionel Labarre avait obtenu un financement pour mettre un terme définitif au litige comme le suggère une phrase dans le pouvoir qui lui a été donné et lui permettait de « signer tout ce qui serait nécessaire pour mettre un terme définitif au litige ». Une somme qui aurait disparu alors que les deux parties se sont mises d’accord pour une reprise des activités commerciales sans dédommagement direct. Cette somme disparue a-t-elle été prise en compte dans le rachat de Delmas par CMA-CGM en 2006 ?
UNE PASSION POUR LE FAUX ?
Parmi les éléments devant lesquels les deux multinationales ne semblent pas avoir rechigné pour obtenir gain de cause, figure un certain nombre de falsifications de signatures comme « L’Eléphant » a pu le constater. Ce fut le cas de celle d’Alain Wils dans un document daté du 15 septembre 2016 dans lequel, le directeur général de CMA-CGM au moment du protocole d’accord de 2007, aurait certifié : « Ce pouvoir (donné à Lionel Labarre N.D.L.R) ne comportait aucun ordre de paiement d’une quelconque somme par la société DELMAS au profit de la société SIPA ». Selon une expertise sur laquelle le pachyderme infernal a mis la patte, la signature d’Alain Wils serait un faux et ces propos seraient donc de la pure invention. De même, la signature de Dadjé Célestin, alors président de chambre délégué dans les fonctions de premier président de la cour d’appel d’Abidjan a vu sa signature falsifiée comme le prouve une autre expertise. Encore une manière d’influencer le déroulement de l’affaire.
LAMINE KAMISSOKO, L’ATOUT MAJEUR DE LUDOVIC BRANGER
Il aura consacré 12 ans de sa vie à cette affaire dont il n’aura finalement pas vu la fin, ni n’aura perçu les gains afférents. Foudroyé par une crise cardiaque le 11 septembre 2019, Lamine Kamissoko aura été l’un des grands artisans des victoires judiciaires de la SIPA face à deux multinationales réputées intouchables en Côte d’Ivoire. Il aura laissé une marque indélébile à quiconque aura fait sa connaissance. D’abord à Ludovic Branger, directeur général de la SIPA qu’il rencontra en 2007 et avec qui ils respirèrent ensemble au rythme de cette affaire. « C’était une tête. Quelqu’un avec qui on échangeait beaucoup, sa mort m’a vraiment bousculé. Il était néanmoins très secret sur sa vie personnelle. ». D’un naturel affable, il ne se départait jamais d’un sourire en toutes circonstances, malgré les difficultés liées à ce marathon judiciaire. Sa veuve, avec qui il fut marié durant 25 ans, Djenebou Soro Kamissoko, le décrit comme quelqu’un de « très gentil », « qui avait beaucoup de pitié pour les gens et qui partageait ce qu’il avait », en même tant qu’un « infatigable » travailleur ». Un trait de caractère que souligne aussi Christophe Tanoh, son ami intime, qu’il rencontra alors qu’ils faisaient tous deux leurs études en Roumanie. Lamine Kamissoko avait remporté une bourse à Bamako pour être formé au pays de Ceausescu à la fin des années 1970. « Il était très studieux. Il a impressionné beaucoup de monde là-bas. Il était toujours deuxième parce qu’il ne pouvait pas être premier devant un roumain mais il était certainement le meilleur là-bas ». Polyglotte, il maîtrisait, le français, l’espagnol, l’anglais et le roumain. Consultant de Ludovic Branger après l’avoir été pour la BAD en Côte d’Ivoire et avoir travaillé pour l’ambassade des États-Unis à Bamako, il passait des nuits entières à se pencher sur le dossier et à envoyer d’innombrables mails de sa plume aisément reconnaissable. Plume qu’il prêtait parfois à nos confrères de l’intelligent d’Abidjan pour des chroniques dans lesquels ils touchaient aussi bien les sujets d’actualité africains qu’européens. « Multilatéralement formé » comme le décrit son ami intime, Lamine Kamissoko aura été un atout maître pour l’ex Directeur général de la SIPA. Il l’aura accompagné jusqu’à son dernier souffle expiré dans un taxi au pas de la porte de sa maison.
D.C, In L’ELEPHANT DECHAINE N°662