Le lundi 30 juillet dernier, le Premier ministre, Amadou Gon Coulibaly a procédé au lancement des travaux du quatrième pont d’Abidjan dans la commune d’Attécoubé. N’ayant pas encore été indemnisées, les personnes affectées par le projet avaient choisi cette cérémonie pour donner de la voix. Mais les autorités impliquées dans ce projet ont rapidement étouffé leurs cris de détresse. Retour sur une cérémonie mouvementée.
Les directives de la Bad privilégiées dans le cadre du déplacement des affectés
La construction du 4ème pont d’Abidjan reliant la commune de Yopougon à celle d’Attécoubé et de ses accès routiers fait partie du Projet de transport urbain d’Abidjan (PTUA). Dans le cadre de la mise en œuvre de ce projet, la Banque africaine de développement (Bad) soutient, à la demande des autorités ivoiriennes, ledit projet. Et conformément à la politique de cette institution financière en matière de déplacement involontaire des populations, le gouvernement ivoirien doit élaborer un Plan complet de réinstallation pour assurer l’indemnisation et la réinstallation des personnes affectées par le projet. Le plan d’Action et de Réinstallation (PAR) concerne la réinstallation des personnes et des activités qui sont dans l’emprise du projet, en conformité avec les directives de la Bad. Dans le cas où la réglementation ivoirienne leur est défavorable, il sera fait application des dispositions des directives de la Bad et de la Banque mondiale, si celles-ci s’avèrent plus favorables. Ainsi, en vue de l’évaluation et indemnisation des pertes des personnes affectées, le PAR recommande ceci : « D’une manière générale, la compensation couvrira tous les investissements et désagréments qui pourraient être occasionnés aux populations par la réalisation du projet ainsi que la réinstallation économique complète des personnes déplacées. La compensation des personnes et des biens sera effectuée en numéraire, en nature, et/ou par une assistance, selon le calcul d’une valeur à neuf du bien touché. La reconstruction des logements sera préférée à l’indemnisation en numéraire. Toutefois, la personne affectée à la latitude de faire un choix, si elle est amplement informée sur ses droits. Le type de compensation sera un choix individuel même si tous les efforts seront faits pour faire comprendre l’importance et la préférence d’accepter des compensations en nature. »
Le plan d’Action et de Réinstallation recommande également une démarche participative comme principe directeur dans la conduite de la réinstallation avec une implication des différents acteurs que sont les consultants, représentants des personnes affectées par les activités du Projet, chefs traditionnels, chefs de quartier, responsables d’organisations paysannes et usagers évoluant dans la zone. Pour mener à bien ce processus, un comité de suivi présidé par la cellule de Coordination du Projet de renaissance des infrastructures en Côte d’Ivoire (Prici) et une cellule d’exécution du PAR présidée par la préfecture d’Abidjan ont été aussi mises en place comme dispositif organisationnel. Cependant, est-ce que les directives du bailleur de fonds contenues dans le PAR ont-elles été respectées ?
Le processus du PAR dénoncé par les affectés du projet
Au total, c’est la somme de 31 milliards FCFA qui a été prévue pour assurer l’indemnisation et la réinstallation des personnes affectées par le projet. Pour aboutir à cette ultime étape, la cellule d’exécution du PAR, présidée par le préfet d’Abidjan, a pour principales missions d’élaborer la liste définitive des personnes affectées par le projet, organiser la tenue des négociations sur les compensations avec les personnes affectées par le projet, établir et faire signer les certificats de compensation, organiser le paiement des compensations et la libération des emprises, assurer le suivi du déplacement et de la réinstallation des affectés et assister de manière spécifique les groupes vulnérables avant, pendant et après le déplacement.
Mais selon les témoignages de certains impactés, le processus devant aboutir à leur indemnisation et réinstallation est confronté à des difficultés. Et quelles sont ces difficultés ? « Avant la pose de la première pierre, il y a eu des démarches qui ont été menées. Depuis un an, ils ont voulu déguerpi les populations. Ils ont voulu nous chasser, on s’est opposé à cela. On ne peut pas comprendre que pour un tel projet de développement, on vienne dire aux populations que l’Etat n’a pas de terrain pour recaser les populations et qu’il va dédommager les populations en numéraires. Ils viennent nous dire qu’on va recevoir des chèques début janvier et fin janvier, on doit libérer les lieux, les emprises du pont. Lorsqu’ils ont dit cela, on leur a fait savoir qu’ils n’ont même pas encore commencé à négocier avec les populations. Les populations ne savent même pas les montants qu’elles vont recevoir et ils disent qu’ils vont nous remettre des chèques pour libérer les emprises du pont. Nous avons estimé que cette décision était impopulaire et injuste », explique Sékou Sylla, président du Mouvement Colonne Ivoire. Face à cette situation, ajoute Touré Sékou, président du collectif des propriétaires résidents de Boribana : « On voulait organiser un sit-in devant le siège de la Bad mais finalement la manifestions n’a pas eu lieu. Le Premier ministre a instruit le ministère des Infrastructures économiques de nous recevoir. Le directeur de Cabinet dudit ministère nous a reçus et il a reconnu la justesse de nos revendications. Il a donc demandé à ce qu’on parte vers la cellule d’exécution, chargée de l’indemnisation pour nous recevoir. On est effectivement parti et on a été reçu. Les responsables de la cellule ne veulent pas entendre parler de ce qui est dans le document. Ils veulent appliquer leurs barèmes à eux. ».
Par ailleurs, Sanogo Mamadou, un guide religieux impacté par ledit projet dénonce l’opacité du processus et la tentative de corruption dont il a été l’objet. « Ce projet contient plusieurs étapes. Il ne faudrait pas les gens sautent des étapes pour faire du n’importe quoi. Il est dit clairement dans ce document qu’après la négociation, on parlera de la réinstallation. Mais on n’a pas fini de négocier. Après les enquêteurs, il y a eu ceux qui sont venus expertiser nos bâtiments. Le résultat est là mais on ne peut pas y avoir accès sous prétexte qu’il est confidentiel. Où allons-nous alors ? Ils ont nos montants et sachant que vous ne maîtriser rien on vous balance un montant au visage. Ils veulent nous faire croire que c’est l’Etat de Côte d’Ivoire qui finance le projet. Alors que c’est la Bad qui le principal bailleur de fonds. Ils se disent qu’on n’a pas les informations. Lorsqu’ils te donnent ton montant, ils te disent si tu n’es pas d’accord, tu peux aller faire une contre-expertise. Je me suis dit : ‛‛A quel moment on peut aller faire une contre-expertise ?’’ Je n’ai pas pris connaissance de quelque chose et on me demande d’aller faire une contre-expertise. Normalement, c’est quand je prends connaissance de ce qui me revient que je peux aller faire une contre-expertise, si je ne suis pas d’accord. Quelque part, ils veulent nous mettre en palabre avec les autorités. C’est un groupe de personnes qui veut profiter de ce projet pour nous gruger. Le coordonnateur voulait nous discréditer auprès du ministère des Infrastructures économiques. Moi, en tant que religieux, je ne peux pas accepter qu’on me réserve un traitement de faveur et qu’on oublie les autres. C’est ce qu’ils ont essayé de faire avec moi. Ils ont voulu me réserver un traitement de faveur pour que je sois plus souple. J’ai refusé cette proposition. Ils ont appelé certains qui sont allés signer. Le monsieur nous a proposé des sites et il nous a demandé de signer le Pv pour marquer notre adhésion. Lors de la première négociation, ils m’ont proposé une indemnisation à hauteur de 10 millions FCFA sans tenir compte de mon recasement et des bâtiments. On ne s’est pas entendu et je suis parti. A la seconde négociation, je suis parti et là-bas on m’a proposé 5 millions FCFA. J’ai encore refusé. Quand j’ai refusé, le président du collectif local, Modibo Kéïta a planifié une autre rencontre avec monsieur Guey Gilbert. Modibo lui a demandé de me faire un traitement de faveur. Partant de cela, il m’a envoyé chez monsieur Guey Gilbert. Le monsieur lui a demandé : ‛‛votre iman-là, il sait garder les secrets ? ’’ Il m’a montré le rapport d’expertise et j’ai vu devant mon nom la somme de 11 millions FCFA. Par la suite, il m’a dit que si je vais voir les gens de la cellule, de leur dire que j’ai réfléchi et que je veux qu’ils construisent ma maison et celle de ma mère. Il m’a également demandé de proposer la somme de 9 millions FCFA. Sa proposition avait pour but de m’amener à me taire », explique le guide religieux.
Les autorités étouffent la manifestation des populations
Les populations impactées issues de la commune d’Attécoubé, précisément des quartiers Santé 3, communément appelé Mossikro, de Boribana et de Fromager avaient décidé de se faire entendre par les autorités étatiques et les responsables de la Banque africaine de développement venues prendre part au lancement des travaux du 4ème pont d’Abidjan. Pour ce faire, elles n’ont pas lésiné sur les moyens. Elles ont confectionné plusieurs banderoles et étaient en possession d’un mégaphone pour attirer l’attention des autorités. ‛‛Le mouvement Colombe Ivoire en collaboration avec le Mouvement ivoirien des droits de l’Homme exige l’application de l’accord de prêt partie ivoirienne et la Bad.’’ ‛‛Oui au pont, mais oui à une juste et préalable indemnisation. ’’ ‛‛ Oui au pont, mais oui à un recasement définitif d’abord ’’ tels étaient les mots inscrits sur les différentes banderoles par les populations issues de ces quartiers.
Au moment où je sortais, le Coordonnateur du projet, le préfet d’Abidjan et le directeur de l’Ageroute, Pierre Dimba m’ont approché. Pierre Dimba m’a dit : ‛‛ Président Sékou bonjour, je suis monsieur Pierre Dimba, directeur général de l’Ageroute. Je souhaiterais que vous pliiez la banderole de Boribana. Je souhaiterais avoir une rencontre avec vous pour avoir plus de détails.’’ Il avait déjà arraché ma banderole. Sur la banderole du collectif des résidents de Boribana, il était écrit : ‛‛Oui au pont, mais oui à une juste et préalable indemnisation. ’’ Pierre Dimba a demandé que nous plions la banderole. Je lui ai dit : ‛‛ Non, on ne peut pas plier la banderole et qu’à plusieurs reprises, on vous a adressé des courriers mais vous n’avez jamais répondu à nos courriers. Il a fallu cette occasion pour que vous vous rapprochiez de nous pour échanger avec nous? ’’ Il a répliqué en disant : ‛‛ Pliez la banderole parce que si vous ne le faites pas, les bailleurs de fonds vont traiter la Côte d’Ivoire d’un Etat voyou. ’’ Je lui ai dit : ‛‛Oui, certains de vos collaborateurs se comportent comme des voyous. ’’ Ils nous ont arrachés de force toutes nos banderoles avant l’arrivée des autorités. Alors qu’on a fait ces banderoles pour nous faire entendre.
Le Dégé de l’Ageroute, un patriote hors pair
Pour vérifier les propos de Sékou Sylla, « L’Eléphant Déchaîné » a joint au téléphone le 10/8, Pierre Dimba, le dégé de l’Ageroute. Il a non seulement confirmé les dires du Sékou Sylla et donné les raisons de son intervention énergique. « Alors, c’est simple hein. Moi, avant de venir là où je suis, j’ai travaillé dans une institution sérieuse comme la banque mondiale. La crédibilité d’un pays, ça ne se négocie pas. Une fois ma voiture garée au lieu du lancement des travaux du quatrième pont, je lis sur une banderole ‛‛Quatrième pont d’accord mais il faut que l’Etat de Côte d’Ivoire tienne ses engagements’’. Je ne sais pas si vous, vous êtes Ivoirien et que vous voyez une telle banderole sur une chaîne du bouquet si vous serez à l’aise en tant qu’Ivoirien ? Je lui ai dit : ‛‛Si vous avez des choses à reprocher à l’Etat vous venez me voir ’’. Ça, c’est la première chose. La deuxième chose, il faut que les gens comprennent qu’avant de lancer les travaux du quatrième pont, il y a eu ce qu’on appelle l’information publique. On leur décrit tout le processus qu’on doit faire pour arriver à l’indemnisation. On a donc dit aux gens qu’il faut qu’on recense tous ceux qui sont impactés et qu’on affiche la liste. Parce que vous pouvez dire qu’un terrain vous appartient alors que ce terrain appartient à quelqu’un d’autre. Donc, on affiche la liste des affectés. On fait des enquêtes et lorsque personne ne fait des réclamations, les personnes impactées viennent négocier et signer leur fiche. Quand les fiches sont signées, c’est là qu’on prend un arrêté pour les payer. Aujourd’hui, on n’est pas en train de déguerpir les gens. On est dans le processus. Je ne comprends pas pourquoi ils se plaignent. Le jour où on va commencer à les déguerpir, s’ils ne sont pas payés, ils peuvent alors se plaindre. Mais dans tous les pays du monde que je connais, c’est comme ça que les choses se passent. Moi, je pense qu’il faut sensibiliser les gens. Je suis à leur disposition, s’ils ont besoin d’information, qu’ils viennent me voir. On a consolidé le dossier et on l’a transmis à la Bad qui doit donner son avis sur notre gestion, c’est-à-dire qu’elle doit dire si elle est d’accord avec la procédure qu’on a suivie pour payer les gens. Parce que c’est elle qui est le principal bailleur de fonds dans ce projet. Une fois qu’elle aura validé la liste, on va commencer à payer les affectés et les faire partir de là par la suite. Il n’y a pas eu d’engagements non tenus. Je pense que la Côte d’Ivoire, de ce point de vue est un modèle. Il ne faudrait pas que les Ivoiriens se plaisent à toujours vilipender leur propre pays dans les cas comme ça. Ce n’est pas bon. J’ai travaillé avec la banque mondiale pendant longtemps. Il y a des pays voyous, on connaît mais ce n’est pas la Côte d’Ivoire. Vraiment tranquillisez-vous et tranquillisez-les pour leur dire qu’ils n’ont pas de souci à se faire. Ce n’est pas la peine qu’on écrive du n’importe quoi sur ce projet. Pourquoi nous, pour un rien, on est prêt à vilipender notre pays ? Pourquoi on est obligé de dire que notre pays est un Etat voyou et que rien ne se respecte? Quand ailleurs, vous vous présentez en tant qu’Ivoirien, vous devez être victime de ce qu’on écrit sur la Côte d’Ivoire ? Il faut que désormais les Ivoiriens comprennent que nos palabres internes, ce n’est pas sur la place publique qu’on doit les faire », s’est-il défendu.
NOËL KONAN, in L’Eléphant déchainé n°610